Si quelques conseillers étaient favorables à cet achat, une majorité se montrait sceptique. L’instituteur, qui tenait beaucoup à cet appareil, dut en expliquer le fonctionnement. On écrivait ce qu’on voulait sur un stencil, sorte de papier glacé. Une feuille de papier carbone placée au verso reproduisait ce texte à l’envers sur le stencil. On le fixait sur le tambour de la machine que l’on tournait avec une manivelle. Il passait sur une plaque de feutre imbibée d’alcool. On présentait une feuille ordinaire devant le tambour, on tournait le cylindre, elle sortait de l’autre côté avec le texte écrit….à l’endroit. Pensant détendre l’atmosphère, il précisa qu’il ne s’agissait pas de Calva…..Mais le visage de ses auditeurs resta de marbre.

Il ajouta qu’il se tenait à la disposition de ces Messieurs pour leur faire une démonstration lorsqu’il serait en possession de l’appareil. Il termina en déclarant que cette machine permettait de gagner du temps. L’air fermé des conseillers lui indiqua que du temps, ils en avaient à revendre et qu’ils ne voyaient pas la nécessité d’en gagner….Il conclut en lançant négligemment que son acquisition éviterait l’achat de nouveaux manuels et ferait faire des économies à la commune. Cet élément capital rallia une majorité à sa cause. On lui accorda aussi du petit matériel utile.

- Maintenant….ajouta le maire, Monsieur l’instituteur demande quelques aménagements à son logement….Mais je lui laisse la parole.

- Voilà…..fit le maître. Je voudrais….enfin j’aimerais que mon logement soit doté de W.-C……

Les conseillers regardèrent le maire d’un air surpris.

- Oui, continua-t-il, de W.-C intérieurs, bien sûr !....

Cette phrase d’apparence anodine réveilla le père Le Tourneur.

- Qu’est-ce qu’il veut encore, Monsieur l’Instituteur ?

- Monsieur l’instituteur demande l’installation de cabinets dans son logement….de W.-C, comme on dit maintenant….répondit le maire d’un air savant.

- Ah !....fit le conseiller….des double vécés…..Parce que des vécés simples ne lui suffisent pas ?....Il en veut des doubles….Mais je ne vois pas l’intérêt de faire cela à deux !.....

- Monsieur Le Tourneur ne comprend pas….fit aimablement le jeune maître. W.-C est l’abréviation de Water-Closet. C’est un mot anglais : W comme Water : eau, et C comme Closet : cabinet. Des cabinets d’aisance avec de l’eau pour…Bref, ils ne sont pas doubles comme la prononciation pourrait vous le laisser croire….mais simples. Je rassure Monsieur Le Tourneur : on y va seul !...

- Ah !....Disons alors des vécés tout simplement…..Et on est obligé d’aller chercher chez les Anglais ce que tout le monde appelle ici des cabinets ?....

- Messieurs, reprit le maire, voilà la question posée : W.-C…or not W.-C ?....

Il était manifestement satisfait d’avoir pu montrer ses connaissances en langue anglaise….Le silence se fit. Nos conseillers réfléchissaient.

- Si je comprends bien, fit l’un, cela suppose un raccordement à l’eau…..

- Et la pose d’une fosse sceptique ! ajouta le maire. Car, où voulez-vous que ça aille ?....

Les conseillers se regardèrent avec une moue significative.

- Ça va coûter cher !.....

- On demandera au cantonnier de faire les travaux. Entre deux chemins, il trouvera bien le temps !

Mais on sentait les conseillers réticents.

- Moi, fit l’un, je ne mettrais jamais des cabinets dans ma maison : ce n’est pas propre !

- C’est vrai, fit un autre : les cabinets sont toujours à l’extérieur !

Et chacun d’énumérer les inconvénients supposés de l’installation de cabinets dans le logement de Monsieur l’instituteur.

- Et puis, si le prochain instituteur n’en veut pas, des vécés simples chez lui !.....

On aura reconnu la pertinence de Monsieur Le Tourneur…..Lorsque tous eurent développé leurs arguments et qu’ils furent épuisés, le silence se fit. C’est alors que l’un des édiles dit soudain :

- Et puis….j’y pense…..il y a des cabinets sous le préau de l’école ! Cela ne suffit-il pas à Monsieur l’instituteur ? Chez nous, les cabinets sont dans le fond du jardin. A l’école, ils sont en face du logement. C’est bien plus près ! Monsieur l’instituteur est favorisé ! Que veut-il de plus ?

Tous se récrièrent : c’était vrai ! Il y avait déjà des cabinets à l’école. Comment n’y avaient-ils pas pensé ?....Lorsque le silence se fit, une voix se fit entendre :

- Et ils ne sont même pas pleins !

Ce dernier argument emporta la décision. C’est ainsi que les habitants de Clocheville les Envolées purent lire le compte-rendu des délibérations du Conseil municipal qui fut affiché à la porte de la mairie.

« Le Conseil municipal de Clocheville les Envolées, réuni le 6 septembre 1956 sous la présidence de son maire, Monsieur Roumare, a décidé l’achat d’une polycopieuse à alcool pour l’école, ainsi que du petit matériel pour une somme totale de 4000 francs.

D’autre part, l’installation d’un W.-C même simple dans le logement de Monsieur l’instituteur a été refusée, attendu qu’il existe des cabinets à l’école, destinés à l’usage des élèves et des maîtres, et que d’autre part ils ne sont pas encore pleins. »

Et toc !.....

(à plus...)

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