Michel était un copain d'enfance. Nous avons commencé notre cursus scolaire à l'école maternelle tenue par les religieuses. Nous étions vers la fin des années 1930. Nous nous sommes suivis ensuite jusqu'au brevet. J'ai poursuivi mes études comme on dit, avec le ferme espoir de les rattraper... tandis que Michel entrait dans la vie active.

Son père était marin pêcheur. J'ai oublié de vous dire que nous étions à Douarnenez, qui à cette époque avait encore une certaine importance en tant que port de pêche. Il était donc tout naturel que Michel fût marin pêcheur aussi... et cela malgré une absence de pied marin qui se traduisait par un beau mal de mer dès que le bateau entrait dans la haute mer. Il me l'a avoué plus tard : les années n'y ont rien fait, il a toujours eu le mal de mer quand il naviguait ! Qu'à cela ne tienne : son père était marin, il devait l'être aussi ! « Tu seras marin, mon fils ! »... Et vogue la galère... et galère surtout...

Nous nous sommes retrouvés beaucoup d'années plus tard. Il était en retraite, moi aussi... Sans doute ai-je voulu le retrouver car je doute fort qu'il aurait eu la même idée. Le passé, c'est le passé... Néanmoins, il fut content de me revoir, et réciproquement... Il habitait à Douarnenez, au-dessus du port, qui fut le théâtre de ses exploits. Désormais en retraite, il naviguait un peu, pour accompagner des touristes en mal... non pas de mer... mais de poisson frais que l'on pêche le long de nos côtes. Pour lui, comme il voguait entre les côtes, principalement dans la baie de Douarnenez, il ne souffrait pas trop de mal de mer. Et puis, cela lui rapportait quelques sous... ce qui n'était pas négligeable car sa retraite de marin pêcheur ne devait pas être très importante...

Son père était mort assez jeune, comme beaucoup de marins hélas... Comme il n'avait ni frère ni sœur, il était resté vivre avec sa mère, ne voulant certainement pas la laisser seule. Mais avait-il des désirs d'émancipation ? En avait-il eu quelquefois ? J'en doute... Il se trouvait bien ainsi. Maman faisait la popote et tenait la maison, Michel naviguait, puis voguait de ci de là à l'heure de la retraite. Et puis sa mère était morte, il s'était retrouvé tout seul.

C'est à ce moment que je l'ai revu. Je suis allé le voir chez lui. Sa chambre était une sorte de réduit minuscule, dans lequel un lit de fer tenait presque toute la place. Une petite cuisine, guère plus grande, lui permettait de cuisiner quelques plats, principalement du maquereau à l'eau... Je lui dis qu'il pourrait préparer le poisson différemment et surtout d'une façon plus appétissante. Du maquereau à l'eau... Je ne sais pas si vous avez essayé, mais déjà le maquereau est un poisson assez rustique... Alors, à l'eau... et uniquement à l'eau... Devant ma surprise, il me dit :

-Mais j'aime ça !

Cela changeait tout...

Il me fit entrer dans la chambre de sa mère... enfin... celle qu'elle occupait lorsqu'elle était de ce monde... Une fort belle chambre, spacieuse, claire, agréable, dans laquelle rien n'avait changé depuis le décès de son occupante. On y entrait en n'oubliant pas de chausser les patins... Un sanctuaire...

Je lui fis remarquer qu'il serait bien mieux dans cette chambre, puisqu'elle était désormais libre... Il me répondit :

-Mais je suis bien là-bas !

Il ne lui était jamais venu à l'esprit de venir s'installer dans la chambre de ses parents ! Cela peut se comprendre, surtout à cette époque.

Décidément, ses goûts étaient bien modestes... J'avais pourtant remarqué dans la chambre de nombreuses faïences de Quimper, et pas des petites : de véritables œuvres d'art. A cette époque, les faïences de Quimper, HB et Henriot, avaient une bonne réputation et se vendaient assez cher. Des pièces comme les siennes valaient dans les 5 000 francs... C'était sa marotte, son dada, son luxe... Il en possédait … un certain nombre...

J'admirais ces pièces. Il me dit aller à Quimper en acheter une à deux fois par an. Pour cela, il prenait le car.

-Tu te rends compte, me dit-il, je paie 20 francs pour aller à Quimper, et autant pour revenir... C'est cher !

Je restai sans voix... Que répondre en effet à cela ? Il n'hésitait pas à dépenser 5 000 francs pour acheter de telles pièces, et trouvait que 40 francs aller-retour, c'était cher...

Je suis resté un certain temps avant de le revoir. Un jour, je me suis présenté devant sa maison. Une personne étrangère m'a ouvert. Michel était mort l'hiver précédent... Il n'était pas très âgé, le même âge que moi... Il n'avait fait aucun excès durant sa vie... trop de maquereau à l'eau peut-être... De quoi était-il donc mort ? On me dit que ce fut subit, sans plus d'explication.

Je me dis alors : mais à qui sont donc allées toutes les œuvres d'art de la chambre de sa mère ? A des cousins... sans doute... Ont-ils apprécié à leur juste valeur ? Qui le dira jamais ?...

(A plus...)

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