A tous ceux (et celles...) qui n'ont jamais été sondés

 

Le coup de sonnette avait failli le surprendre. Jean-Marie Fistoulic s'était assoupi dans son fauteuil en cuir de Cordoue ramené d'Espagne par son fils, en bagage accompagné, lors d'un voyage dans la péninsule ibérique. Ce fauteuil devait avoir des vertus soporifiques car Jean-Marie s'endormait systématiquement lorsqu'il s'installait dedans. Le fauteuil des Fistoulic était d'ailleurs devenu un personnage à part entière dans la Famille. Il était aussi célèbre que le chat de la Mère Michel, le chien des Baskerville ou le barbet d'Aurevilly, les chiens des voisins. Le second coup de sonnette le réveilla tout à fait.

Il s'extirpa avec regret de son oasis de bien-être et se dirigea vers la porte en traînant les pieds, ce qui était chez lui le signe d'un léger agacement. Qui pouvait bien le déranger à cette heure ? En regardant par l'œil de la porte, il aperçut distinctement un bouton de col. Cet œil avait dû être monté à l'envers ! Il ouvrit la porte avec prudence. Devant lui se tenait un individu habillé comme un ministre, serviette de cuir à la main, affichant un large sourire où brillait une dent en or.

- « Bonjour, Monsieur Fistoulic ! lança l'inconnu comme s'il le connaissait depuis toujours.

Jean-Marie Fistoulic, surpris d'être interpellé par son patronyme, recula d'un mètre mais l'autre avança de la même distance et se trouva dans le vestibule avant qu'on ne lui ait dit d'entrer.

- Je fais partie de la Société pour le développement de la lecture en milieu semi-urbain, continua-t-il avec la même aisance, et je suis chargé par la SOFRES de réaliser un sondage sur les lectures des Français. Accepteriez-vous de répondre à mes questions ?

Au mot "sondage", Jean-Marie avait sursauté. On ne l'avait jamais "sondé", il en éprouvait un certain dépit. Les résultats des sondages qui paraissaient dans la presse l'irritaient.

- Comment peuvent-ils être aussi affirmatifs, disait-il à chaque fois, puisqu'on ne m'a pas demandé mon avis à moi ! (et il insistait lourdement sur "à moi")

Il bougonnait alors tout seul, à la grande joie de ses petits-neveux qui l'avaient surnommé "tonton ronchon". Pour le faire enrager, ses amis ne manquaient jamais de lui dire :

- Tiens ! J'ai encore été "sondé" hier ! Ah ! La barbe ! Cela fait au moins la dixième fois qu'on m'ennuie avec cela !

Et ils riaient sous cape tandis que Jean-Marie pestait de plus belle. Et ce matin-là, alors que rien ne le laissait présager, voilà qu'un inconnu venait lui dire tout de go : je suis chargé de venir vous sonder………

- Mais entrez donc, fit-il en esquissant un rictus qui se voulait aimable, ne restez pas dehors !

Dans son émoi, il ne s'était pas rendu compte que l'individu se trouvait déjà dans le vestibule et continuait à sourire d'un air engageant.

- Cher Monsieur Fistoulic, si vous le permettez, je vais vous poser quelques questions auxquelles vous aurez l'amabilité de me répondre.

Comment refuser à un homme qui le connaissait puisqu'il l'appelait par son nom ! L'idée ne lui vint pas qu'il était inscrit sous le bouton de la sonnette ! Il le fit entrer dans le salon et l'invita à s'asseoir, tandis que l'autre sortait de sa serviette des feuillets dactylographiés. Jean-Marie Fistoulic, ravi, se carra dans son fauteuil en cuir de Cordoue, prêt à répondre aux questions. On allait enfin lui demander son avis !

- Voyons, cher Monsieur Fistoulic, ( le cher Monsieur se rengorgea) lisez-vous ?

- Ma foi, je lis quelquefois le journal lorsque le voisin me passe celui de la veille. Vous savez, ils disent toujours la même chose dans les journaux. Alors, celui de la veille ou du jour..... Ce n'est pas comme les œufs ! (il rit légèrement pour se donner une contenance)

- Je vois..... Mais, lisez-vous aussi des livres ?

- Cela m'arrive parfois.

- Vous souvenez-vous du titre du dernier roman que vous avez lu ?

- Attendez.........Je crois bien que c'était........."Le petit Machin", "Le petit Truc", quelque chose comme cela....

- "Le petit Chose" ?

- Voilà : truc; machin, c'est la même chose !

- Combien de livres lisez-vous par an ?

- Par an ? Cela dépend.......Certaines années, j'en lis bien au moins........trois !

- Et les autres ?

- Les autres ?……Eh bien…..zéro !

- Comment peut-il se faire que vous passiez une année sans lire ? Montaigne ne disait-il pas qu’il ne s’ennuyait jamais avec un bon livre ? C’était en quelque sorte son meilleur ami.

- Montaigne…..oui ! Mais voilà bien des années que je ne l’ai vu ! répondit notre connaisseur.

- Vu ou lu….ajouta finement le sondeur.

- Vu !……Ce pauvre Montaigne, je ne pense pas qu’il n’ait jamais rien écrit d’intéressant ! ….C’était notre pion lorsque j’étais au collège. Nous l’avions surnommé ainsi, sans doute parce qu’il était originaire de Bordeaux.

- Tiens !…..Comme c’est curieux !….Cela n’a pourtant rien à voir……

(A suivre...)

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