Voici maintenant une page d'Histoire... que j'ai écrite pour l'Almanach du Normand 2004.

Je ne vous demande pas si vous sous en souvenez... mais les choses se sont passées ainsi.

Garde à vous ! Lisez maintenant...

 


 

 

L’instant est grave, solennel, l’atmosphère pesante. Dans cette casemate du fort de Verdun transformée en chapelle ardente, un jeune soldat dans sa tenue N° 1 toute neuve, un bouquet de fleurs des champs à la main, impressionné par la grandeur de la mission qui lui a été confiée, se tient immobile devant les huit cercueils alignés devant lui.

Dehors, les canons tonnent, les cloches sonnent à toute volée. La guerre, la Grande guerre comme on dira, est terminée depuis deux ans. Que se passe-t-il dans cet endroit meurtri, symbole de la résistance à l’ennemi ? La cérémonie a pour objet de choisir le soldat inconnu. Il représentera tous les soldats tombés pour la patrie. Celui qui a été désigné pour accomplir cette tâche s’appelle Auguste Thin.

Auguste Thin, né en 1899, était commis épicier à Caen. Son père était mort pour la France. Le 3 janvier 1918, il s’engage à Lisieux. Il n’a que 19 ans. Son frère aîné a été gravement blessé. Il estime que son devoir est de délivrer le sol de sa patrie, mais aussi de venger son père et son frère.

Incorporé au 234è régiment d’Infanterie, il participe fin août à la contre-attaque de Champagne destinée à stopper la dernière offensive allemande. Victime des gaz, il est rapatrié à l’arrière pour être soigné. Après quelques semaines de repos, il repart pour les Vosges à l’Hartmannswillerskopf, surnommé familièrement le Vieil Armand, où de durs combats se sont déroulés en 1915-16. L’armistice du 11 novembre le trouve à Guebwiller. C’est plus que de la joie, c’est du délire. Mais si la guerre est terminée, son temps de service ne l’est pas.

C’est ainsi qu’en novembre 1920, Auguste Thin se trouve à la caserne Niel de Verdun. Il a accompli la presque totalité de son service puisqu’il n’a plus que trois mois à faire. Il se réjouit de retrouver sa famille et ses amis à Caen.

Il ne savait pas encore qu’il avait rendez-vous avec l’Histoire.

Il pouvait être midi ce 10 novembre 1920. Le colonel Plande, commandant le 132è RI, le convoque. Surprise du jeune soldat. Que peut bien lui vouloir le colonel ? Aurait-il fait quelque chose de répréhensible ?…

Au garde-à-vous devant son chef, Auguste Thin entend comme dans un rêve le colonel lui dire :

- « Soldat Thin, c’est vous qui désignerez le soldat inconnu cet après-midi. Allez toucher une tenue neuve.

Le soldat inconnu ?… Certes, tous en parlaient, sans trop savoir de quoi il en retournait. On disait que… des bruits, des on-dit, des bobards comme d’habitude !…

Et puis, pourquoi lui ?… Mais quand on est soldat, on obéit ! Il se rendit donc au service de l’habillement pour toucher une tenue neuve.

C’est ainsi que quatre heures plus tard, le jeune homme de 21 ans, habillé de neuf, casqué, très ému, pénètre dans la casemate, en compagnie du Général Gouverneur Boichut et du Sergent André Maginot, grièvement blessé aux combats et qui doit s’aider de cannes. Présentement, il est ministre des pensions chargé plus spécialement du choix du soldat inconnu.

A leur entrée, le silence déchirant est rompu par la sonnerie aux Morts, tandis que les tambours recouverts de crêpe noir roulent douloureusement. Huit cercueils sont alignés deux par deux, recouverts entièrement d’un drapeau tricolore. Devant chaque cercueil, deux anciens Poilus, la poitrine recouverte de décorations, le visage de marbre, sont figés dans une immobilité de statues.

Dans le silence pesant, la voix du ministre Maginot s’élève, grave et puissante :

- Soldat Thin, voici un bouquet de fleurs cueillies sur le champ de bataille de Verdun, parmi les tombes des héros morts pour la patrie. Vous les déposerez sur l’un des huit cercueils qui sont ici. Celui que vous choisirez sera le "soldat inconnu" que le peuple de France accompagnera demain sous l’Arc de Triomphe.

En réalité, c’est un bouquet d’œillets rouges et blancs. La terre de Verdun a été si meurtrie et si calcinée qu’il n’y poussera plus aucune fleur pendant longtemps…

Auguste Thin prend le bouquet et reste un moment paralysé par l’émotion et la responsabilité qui est la sienne en cet instant émouvant. Il lui faut choisir… Mais lequel choisir parmi les huit ?… Pourquoi celui-ci plutôt que celui-là ?... Ces huit soldats sont morts pour la France. Ils méritent tous d’aller représenter sous l’Arc de Triomphe nos 1 300 000 morts… Tous attendent anxieusement. L’émotion est à son comble.

Emu et embarrassé, Auguste Thin hésite, la main crispée sur son bouquet. Soudain, il lui vient une idée : il appartient au 132è RI. En additionnant ces trois chiffres, il obtient 6 !… De plus, le 132è RI appartient au 6è Corps d’Armées… C’est décidé : il choisira le 6è cercueil !… Ainsi s'écrit l'Histoire...

La démarche raide, il fait lentement le tour des huit cercueils. Il s’arrête, puis recommence. Brusquement, il dépose son bouquet sur le troisième cercueil de la rangée de gauche, donc le sixième cercueil. Un murmure de soulagement accompagne son geste : il a choisi ! La rumeur court jusqu’à la porte. La foule massée dehors l’entend : il a choisi !… Lequel ?… Un inconnu… parmi huit inconnus… Un mort sans nom parmi huit morts sans nom. Mais celui-là les représentera tous.

Le tambour roule. Une musique militaire se fait entendre. On soulève le drapeau du cercueil choisi et on y fixe une plaque :"le Soldat Français". Porté par des soldats, le cercueil est posé sur l’affût d’un canon de 75 tiré par un double attelage. Le cortège se dirige vers la gare, suivi par la compagnie d’Auguste Thin, le fusil sur l’épaule, dans un silence bouleversant. Verdun porte encore les cicatrices de la guerre sur lesquelles la neige a déposé son linceul blanc.

Devant la mairie, le maire prononce quelques mots. « Va, petit soldat de France ! Tu emportes dans ta gloire un peu de l’air de nos champs de bataille tout saignant encore du sang de tes frères »…

A la gare, le cercueil est chargé dans le fourgon du train ministériel qui doit le conduire à Paris. Le 11 novembre, le cercueil du soldat inconnu, après avoir été béni par l’archevêque de Paris, est déposé sous la voûte centrale de l’Arc de Triomphe au milieu d’une foule grave et recueillie. Sur la dalle, on peut lire : « Ici repose un soldat français mort pour la Patrie. »

Resté à Verdun, Auguste Thin enterrera avec ses camarades les sept autres inconnus au cimetière du faubourg Pavé.

Il sera démobilisé trois mois plus tard et retrouvera l’anonymat que lui confère la tenue civile, mais n’oubliera jamais son frère de guerre sous l’Arc de Triomphe.

(à suivre...)

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