Chère solitaire,

Ainsi, tu t'es enfin rendu compte que tu devrais désormais aller acheter les bougies toi-même. Tu as mis six mois pour le comprendre. On ne pouvait pas espérer mieux de ta part.

Je ne suis pas rentré ce soir-là car j'ai soudain eu peur de me retrouver seul avec toi dans le noir, ou à la lueur blafarde des bougies. On ne sait pas ce qui peut se passer, un accident est si vite arrivé. J'aurais pu m'égratigner à tes griffes coloriées. A moins que je ne t'aie prise pour une autre ... Va savoir  ?

Tu me parles de tes bigoudis entortillés, de tes ongles qui se rongent d'ennui, de ton maquillage délicatement posé sur ta face comme des peintures de guerre, bref, de tout ce que je ne supportais plus. Ce n'est pas ainsi que tu me feras revenir  ! Si tu avais pris la peine de bien te regarder, ainsi déguisée, défigurée, peinte, teinte, feinte, peut-être aurais-tu compris pourquoi les hommes se retournaient sur ton passage. Ce n'était pas de l'admiration, comme tu le croyais, mais plutôt de la stupéfaction, du saisissement et peut- être de l'effroi. Il faut avouer que tu ne ménageais pas les pots de couleur. Mais ce sont surtout tes cheveux verts qui les surprenaient. Et moi près de toi, de quoi avais-je l'air  ? Du mari d'un clown  ? J'étais gêné. Et comme je ne voulais pas entendre des rires narquois dans mon dos, je trouvais des excuses pour ne pas t'accompagner.

Alors, tu sais, tes bigoudis et autres accessoires, je m'en moque  ! J'ai retrouvé la liberté que j'avais perdue en faisant ta connaissance. J'ai mis du temps à m'en rendre compte car j'essayais de faire de mon mieux pour t'être agréable. Je ne suis pas méchant. Mais trop, c'est trop  ! Crois-tu que c'est normal d'obliger un homme à mettre un petit tablier brodé pour laver la vaisselle  ? Tout le monde te dira qu'un bon tablier rustique, bien enveloppant pour protéger des aspersions d'eau grasse, ferait bien mieux l'affaire  !

Et tu connais mon peu de goût pour les trempettes dans l'eau sale. J'en ai horreur Au lieu de m'acheter une balayette que j'aurais pu tenir sans me mouiller, tu me donnais une éponge. Tu sais pourtant bien que les éponges n'ont pas de manche  ! C'est curieux comme tu ignorais les choses les plus élémentaires. Tu ne pensais qu'à ta petite personne. Eh bien, tu as tout le loisir de t'en occuper maintenant  ! Evidemment, je ne suis plus là pour effectuer les tâches que tu n'aimais pas. Mais crois-tu que je les aimais, moi  ? Tu ne t'es jamais posé la question. Tu t'es sans doute imaginé que j'avais été élevé pour faire la vaisselle, passer l'aspirateur, laver le linge sale, et confectionner des petits plats bien appétissants. En plus de mon métier qui m'occupait aussi un peu  ! Je te servais comme une reine. Mais la reine était toujours d'humeur maussade  ! Je voulais bien aider un peu dans la maison, comme un mari consciencieux le fait pour sa petite femme. Mais là, c’était moi qui faisais tout  ! Et j’en ai eu assez. Est-ce que tu comprends cela  ?…….

Tu penses peut-être que j'ai voyagé depuis tout ce temps. On peut être éloigné sans aller loin. On peut s'évader en restant enfermé. Lorsque nous étions ensemble, je m'évadais tous les jours et tu me croyais présent. Physiquement, oui, mais mon esprit vagabondait. Un jour, l'ai eu envie de m'évader réellement, de partir loin. J'ai donc profité de cette fameuse panne. Mais je voulais voir comment tu réagirais. Mon bon coeur m'interdisait de t'abandonner complètement.

Malgré mon amertume longtemps ruminée, je me culpabilisais encore de t'avoir laissée. Que veux-tu, on ne se refait pas  ! Ma bonté me perdra……Elle m’a perdu, oui. J'ai donc, sous un nom d'emprunt, loué un studio en face de notre, enfin de ton appartement. Seul, le facteur était au courant. C'est lui qui m'a remis ta lettre. Heureusement, car l'adresse était curieuse. Tu m'écrivais chez le marchand de bougies, comme si je devais y être resté  !

Là, bien caché par mon anonymat, ainsi que par un déguisement approprié, je t'ai aperçue. Ce vieux monsieur qui te saluait quand tu passais sur le trottoir, c'était moi. Tu changeais de semaine en semaine. Tu ne devais plus avoir le temps de te maquiller, tu redevenais à l'état brut. On te retrouvait. Si je ne t'avais pas bien connue, j’aurais eu pitié de toi. Mais je savais trop bien que si je m'étais laissé attendrir, les bigoudis auraient vite repris leur avantage. Face à de tels adversaires, je ne faisais pas le poids.

Je voulais que tu te rendes bien compte de tout le travail que je n'étais plus là pour accomplir et que tu devais assumer maintenant. Je voulais te laisser patauger dans ton eau de vaisselle, te dépêtrer avec ton linge sale, te mesurer à la batterie de cuisine midi et soir. Ah  !  C'est facile de se carrer dans ses oreillers, les mains au vent pour sécher le vernis et lancer jovialement  :

-  Qu'est-ce qu'on mange ce midi, chéri  ?

Et le chéri, lui, avait tout préparé, tout mitonné, tout arrangé. Il s'était même brûlé les doigts à la flamme du gaz. Et tout cela pour qu'on lui dise après s'être bien régalé  :

-  Ouais ... Ça n’a pas assez de goût… Il manque un peu de sel comme d’habitude...

Maintenant, je prépare mes repas et je me fais même des compliments si c'est bon, ce qui est souvent le cas. Je ne demande rien à personne, je suis mon maître. J'ai déménagé pour m'éloigner de toi, et te laisser vivre ta vie.

Et tu voudrais que je revienne  ! Pour recommencer à jouer les soubrettes avec mon petit tablier brodé  ! Il n'en est pas question  ! Le Robert en tablier brodé, c'est de l'histoire ancienne. Tu te souviens certainement que j'avais rédigé un testament en ta faveur, sur tes conseils d'ailleurs, ce qui m'a paru louche. Je l'ai annulé, pour en écrire un nouveau dans lequel tu ne joues plus aucun rôle. Inutile donc d'aller questionner le notaire. Il te dira que l'ancien testament est caduc, c'est le mot qu'il a employé, et qu'il faut se référer au nouveau testament.

Tu peux toujours continuer à te farder outrancièrement et interroger ton miroir pour savoir si tu es toujours la plus belle. Parle-lui sans fard, il te répondra.

Pour ma part, j'ai tout dit. Je te laisse donc avec tes pensées et peut-être tes regrets.

 

Robert, absent définitif…….

 

PS: Les bougies sont toujours disponibles chez le droguiste. Une panne d'électricité est si vite arrivée .....

Allez, à plus...

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