Cher absent,

Voilà six mois que tu es parti chercher des bougies, ce fameux soir de la grande panne d'électricité. Je t'ai attendu un peu, j'avais surtout besoin des bougies. Elles m'ont manqué au début, mais l'électricité est revenue au bout de deux jours, alors que toi, tu cours toujours.

Je me décide à t'écrire aujourd'hui sur la vieille machine à écrire que tu as laissée et que je sais à peine utiliser correctement. Je n'ai jamais été une utilisatrice de quoi que ce soit. J'ai eu du mal à faire le point, ne sachant pas où il se trouvait sur cette antiquité que tu persistais à appeler machine à écrire. J'ai d'ailleurs aussi eu du mal à faire le point sur ma vie après ton départ, je devrais plutôt dire ton non-retour.

Je ne sais plus comment je dois t'appeler. J'ai hésité entre "Cher mari" : cela faisait pompeux, je ne t'ai jamais appelé ainsi. "Cher Robert" : cela date de la période où nous nous sommes connus et où tu m'appelais "chère Ginette" : époque lointaine ! Qui s'en souvient ? J'ai finalement opté pour "Cher absent", car n’étant point là, tu es absent. Je ne t'ai jamais appelé comme cela non plus. Il faut dire que tu étais toujours présent ! Et si j'ai écrit "cher", c'est parce que "absent" tout seul, ça faisait un peu sec, cela avait l'air de t'interpeller : Eh, là-bas, l’absent !… Et ne pense pas une seconde que j'essaie de te rappeler, non. Tu es parti, c'est ton affaire. Tu dois savoir ce que tu fais. Mais si tu veux revenir, je ne m'y opposerai pas...

Au début, je tournais un peu en rond, ne sachant par où commencer. Il faut dire que tu faisais beaucoup dans la maison... tout, oui, c'est vrai. Tu t'en acquittais si bien, et cela avait tellement l'air de te plaire ! Tu revenais des courses, chargé comme un bourricot, mais content, enfin tu en donnais l'impression. Ta cuisine était délicieuse, je crois que je ne te l'ai pas assez dit. Je la trouvais toujours trop ceci, ou pas assez cela... Tu ne disais rien, tu souriais toujours. J'étais convaincue que je te rendais heureux ! Je te laissais tout faire dans la maison ! C'est vrai, je te proposais de laver le linge à ta place, mais mollement, pour la forme. Tu me comprenais bien et répondais : mais non, je sais comment faire. Je voulais passer l'aspirateur, mais tu prétendais l'avoir caché pour que je ne le trouve pas. Et tu avais raison ! Les rares fois où je l'ai utilisé, je l'ai détraqué. Je ne sais pas ce que j'ai, je casse tout ce que je touche !

Il faut dire qu'au début de notre mariage, ces tâches matérielles me rebutaient grandement. Tu as fait tout le travail, je t'ai laissé agir. Et petit à petit tu as eu la situation bien en main : tu faisais tout dans la maison, du ménage à la cuisine en passant par le lavage et le repassage. N'était-ce pas mieux ainsi ? Cela te plaisait bien, n’est-ce pas ? Au fond, tu avais de la chance, tu faisais tout ce que tu voulais !…

Ce que je regrette le plus, outre tous ces travaux que je suis obligée d'effectuer maintenant, c'est le petit déjeuner que tu m'apportais au lit tous les matins. C'était pour moi le meilleur moment de la journée. Et ensuite, tes jours de congé, tu te mettais au ménage pendant que je me peignais les ongles, bien calée par des oreillers moelleux. Tu sais comme c'est délicat de se peindre les ongles. Ne te l'ai-je pas assez dit ? On doit tenir les mains, doigts écartés, pendant tout le temps qu'ils sèchent. C’est une rude épreuve !

Le maquillage me prenait beaucoup de temps. Parfois le bruit de l'aspirateur m'énervait un peu et je te le reprochais. Quand on a les cheveux entortillés sur des bigoudis, ce vrombissement de moteur vous prend à la tête. Tu ne répondais jamais rien. Tes petits yeux plissés souriaient bizarrement.

Je m'étais habituée à t'abandonner la totalité du gouvernement de la maison. C'est vrai que ton métier te laissait pas mal de temps libre : employé du gaz, tu te promenais toute la journée pour relever les compteurs. Lorsque tu rentrais le soir vers six heures, cela te reposait de travailler un peu dans la cuisine. Tu ne pensais à rien, tu oubliais tes compteurs à gaz en ouvrant le nôtre pour réchauffer un bœuf miroton que tu avais mitonné le dimanche précédent.

Je t'aimais bien avec le petit tablier fleuri et brodé que je t'avais offert pour ta fête. Je t'avais également acheté pour tes étrennes un réfrigérateur neuf afin de t'épargner des descentes fréquentes à la cave où tu rangeais au frais les aliments. Une fois, je t'ai entendu crier : "J'en ai marre !" J'ai sursauté. Tu m'as avoué qu'une grosse mouche te gênait. Je t'ai cru, bien sûr ! Pour quelle autre raison aurais-tu pu dire cela ?

Alors, tu vois, je ne t'ai pas oublié. Tu me manques beaucoup, toi mon petit homme de ménage ! Je suis éreintée, il y a tant à faire dans une maison ! Et tu n'es plus là pour cela ! Tu t'y prenais si bien, tu semblais si content de toutes ces tâches matérielles, même si tu dormais peu, étant obligé de te coucher tard afin de terminer le ménage ou la vaisselle et de te lever tôt pour préparer mon petit déjeuner avant de partir travailler.

Reviens ! Je te promets que je te laisserai encore tout faire dans la maison. Tu seras ton maître, et je pourrai reprendre mes séances de maquillage et peintures que j'ai dû abandonner depuis six mois : mes ongles sont vilains, tu ne les reconnaîtrais plus du tout !

Cher absent, ne laisse pas ta femme seule devant ces travaux. L'évier est plein de vaisselle sale que je ne lave que lorsque je n'ai plus de vaisselle propre, car je n'aime pas du tout ce genre d'activité. Alors, je t'en supplie, reviens !

C'est forte de cet espoir que je te dis : à bientôt !

Ginette

 

PS : N'oublie pas les bougies. On ne sait jamais, il se peut qu'il y ait une autre panne d'électricité !

 

Allez, à plus !

 

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