Extrait de mon livre : "De derrière les fagots", voici une histoire qui paraît-il est vraie. Je l'ai un peu "arrangée"...

 

 

Le père et la mère Mautorte exploitaient la ferme de la Calinette située dans le Bessin. Ils avaient repris la ferme paternelle à la mort de Monsieur Mautorte père. Travailleurs tous les deux, ils avaient introduit des méthodes d’avant-garde pour l’époque et fait de cette ferme qui vivotait une exploitation moderne. Lorsque la guerre est arrivée en 1939, le père Mautorte a été mobilisé et après la débâcle en 1940, il s’est retrouvé prisonnier dans camp en Allemagne. Madame Mautorte a vaillamment continué le travail, aidée par ses enfants : trois fils et deux filles.

Le temps de l’occupation fut une période de restrictions sévères. Les gens des villes souffraient du manque de nourriture, tandis que dans les campagnes la situation était nettement plus favorable. N’écoutant que son bon cœur, Madame Mautorte a ravitaillé de nombreux amis habitant les villes et qui auraient payé cher pour avoir de la nourriture. C’est d’ailleurs ce qu’ils faisaient, car le bon cœur de Madame Mautorte n’était pas opposé à son intérêt !

- « J’veux bien donner à manger à ceux qu’en manquent….Mais en échange ils me donnent c’qu’ils ont : queq’ billets d’mille par exemple !....C’est du troc tout simplement ! J’te donne c’que j’ai, tu m’donnes c’que t’as !....

Rassurée par ce raisonnement simpliste mais efficace, elle vendait aux citadins qui lui rendaient visite du beurre, des œufs, du lait, des poules, des lapins, de la viande, bœuf ou veau, même du blé, bref, tout ce que produit une ferme. Comme l’information « de bouche à oreilles », adaptation du système D à la française, fonctionnait fort bien, elle avait presque tous les jours des visiteurs qui venaient parfois de Paris à bicyclette pour lui acheter ces précieuses marchandises.

Les services du contrôle économique étaient bien venus une fois dans sa ferme alors qu’elle servait un client. Elle avait affirmé qu’il s’agissait d’un cousin de Paris à qui elle donnait quelques victuailles. Le « cousin » n’avait pas protesté, d’autant plus qu’obligée de jouer ce rôle jusqu’au bout, il avait bien fallu qu’elle le laisse partir sans payer. Lorsque les inspecteurs eurent quitté la ferme, elle poussa un ouf de soulagement. Elle préférait perdre quelques centaines de francs que payer l’amende réservée à ceux qui se livraient au marché noir.

- Je n’fais tout d’même pas du marché noir ! fit-elle. J’aide des gens, ils me paient…Au fond, je suis une bienfaitrice de l’humanité !....On devrait me décorer !... Il n’empêche ! Pour récupérer mes sous, j’vas augmenter un peu les prix de tout ça !....

Bref, les écus s’entassaient dans le bas de laine de Madame Mautorte, ce qui est une image puisqu’elle rangeait son argent sous son matelas. En 1942, son mari rentra d’Allemagne, grâce à la Relève, une idée des Allemands en quête d’ouvriers spécialisés, et qui consistait à échanger un prisonnier français contre trois ou même cinq travailleurs qualifiés. Des travailleurs volontaires bien sûr…..recrutés dans le cadre du Service du Travail Obligatoire, le fameux STO que l’on avait d’abord appelé SOT….Service Obligatoire du Travail….On intervertit les lettres pour une raison évidente…..le but n’étant pas de faire rire ! Toujours est-il que ce service obligatoire et libre…..n’eut pas le succès escompté, mais eut pour résultat indirect d’accélérer le recrutement des Maquis. Bref, M. Mautorte en profita. Il reprit sa place à la ferme dont les affaires furent de plus en plus florissantes……

La fin de la guerre ne vit pas tout de suite le retour à l’abondance. Il faudra attendre 1950 et les années suivantes pour voir revenir une certaine prospérité. Les époux Mautorte avaient donc encore de belles années devant eux dans leur rôle de bienfaiteurs de l’humanité……Lorsqu’on changea la monnaie en 1945, ils eurent un peu peur. Comment justifier leur fortune ? D’où venait une telle quantité de billets ?....Que répondre ? N’allait-on pas les accuser de profiteurs ?

Après avoir réfléchi, la mère Mautorte dit soudain :

- Le gars Auguste !

- Qu’est-ce qu’il a, le gars Auguste ?

- Il travaille à la banque « le Crédit du Bessin ». Il pourrait peut-être nous faciliter la chose….

Effectivement, le gars Auguste facilita l’échange de leur fortune, en douceur et sans douleur…..contre quelques victuailles bienvenues. Mais cet avertissement avait sonné à leurs oreilles comme la grosse cloche de l’église de leur village.

- Faut pas garder tout c’t’argent cheu nous ! fit le père Mautorte. Des billets, ça n’peut pus rien valoir du tout si l’envie leur prend de changer encore la monnaie ! Le gars Auguste ne sera peut-êt’ pus là ! Et pis, les billets, ça peut brûler !....C’est trop dangereux !.....

La femme, qui avait de l’idée comme une grande personne, décida d’acheter des louis d’or.

- Ça ne dévalorisera pas au moins ! L’or, c’est toujours propre. Ça brille, c’est d’qué d’beau !.....

Ce qui fut dit fut fait ! Et la vie continua. Les louis d’or s’entassaient. Comme ils étaient travailleurs tous les deux, ils continuèrent à gagner beaucoup d’argent. Mais ils n’auraient pu dire de combien d’écus se montait leur fortune. Ce n’était pas leur problème : ils amassaient.

Les enfants se marièrent. On leur fit de belles noces. Mais un fils resta à la ferme pour aider son père et prendre sa suite lorsque l’occasion se présenterait.

Elle se présenta plus vite qu’ils l’auraient souhaité. Le père Mautorte mourut subitement en 1960. Il n’avait que 55 ans, mais il était prématurément usé par le travail, et peut-être aussi par ses années de captivité. Restée veuve, la mère Mautorte se retira dans une petite maison située pas très loin. Elle voulait laisser son fils et sa bru gérer la ferme comme ils l’entendaient. Elle se disait qu’elle avait assez travaillé et qu’elle pouvait se reposer un peu.

Un jour, pour agrémenter sa maison, elle planta à côté de la porte d’entrée un rhododendron. Au fil des années, l’arbuste prit de la vigueur et grandit jusqu’à gêner parfois l’entrée dans la maison. Mais elle ne semblait pas s’en préoccuper. Ses enfants par contre s’en agaçaient.

- Tu devrais l’arracher! disait l’un.

- Tu l’as planté trop près ! disait un autre.

- Taille-le au moins ! lançait un troisième.

- J’fais c’que je veux avec mon rhodo ! Et puis d’abord, un rhodo, ça ne s’taille pas !....Quand j’serai pus là, j’vous recommande de bien l’arroser et de bien l’entretenir ! Mais pas avec de l’eau calcaire ! Parce que le rhodo, il n’supporte pas l’eau calcaire !

- Tu parles ! répondait le fils.

- Ah mais !....Je n’vous ai pas souvent demandé quel’ chose !...Mais là, j’vous demande de bien vous occuper de lui !

Les enfants ronchonnaient pour la forme mais promettaient. Chaque fois que l’un d’eux venait lui rendre visite, elle disait :

- N’est-il pas beau, mon rhodo ?....Regardez-moi c’te feuillage, et ces fleurs quand qu’il y en a !....Pour sûr, c’est qu’il est dans une bonne terre !....Aussi, gardez-le bien précieusement !.....

- Il est bizarre, ton rhodo !....disaient-ils. Ses fleurs sont jaunes. D’habitude, les fleurs de rhodo sont rouge carmin !....

- C’est vrai, répondait-elle. Mais il existe aussi des rhodos jaunes. C’est pus rare, mais y en a. A preuve !....D’ailleurs, c’te rhodo, il a de bonnes raisons d’êt’ jaune !....Et puis, moi j’préfère les rhodos jaunes !

- Ne te fâche pas, la mère ! Tu fais ce que tu veux chez toi !.....

Rentrés chez eux, ils disaient :

- Elle nous casse les pieds avec son rhodo !....Elle n’en a que pour lui !

- Si je pouvais, je le couperais !....

Il n’empêche ! Lors de la floraison, en avril-mai, le rhododendron développait ses superbes fleurs jaune d’or. La façade de la petite maison en était toute éclaboussée….La mère Mautorte venait alors s’asseoir près de son rhodo favori. Là, elle se laissait aller à une douce torpeur. Elle s’assoupissait même parfois.

Un jour, elle fut hospitalisée à Bayeux pour une affection bénigne, mais à son âge le médecin avait préféré ne pas prendre de risques. Chaque fois que ses enfants venaient la voir, elle leur serinait les oreilles avec son rhodo :

- Occupez-vous ben d’lui pendant que j’sieu pas là ! disait-elle.

- Mais tu sais bien que les rhodos, il ne faut pas trop les arroser ! répondaient-ils. C’est toi qui nous l’as dit.

- P’têt !....Mais occupez-vous d’lui quand même ! C’est qu’il m’est précieux, ce rhodo-là !....

- Oui…plus précieux que nous ! fit l’un d’eux mezza voce.

La mère avait toujours eu l’ouie fine. Elle entendit cette remarque acerbe et répondit :

- Mais vous, mes enfants, vous êtes hors concours ! Vous n’allez tout d’même pas être jaloux d’un pauvre rhodo ?....

- Ben !.....Parfois, on se demande si tu ne préfères pas ton rhodo à nous !

- Quand même pas ! Mais si j’vous dis que c’te rhodo m’est précieux, vous pouvez m’croire ! Aussi, je répète, prenez-en bien soin !

Elle guérit et rentra chez elle. La vie continua, la mère Mautorte vieillissait doucement. Elle était toujours aussi attachée à son rhodo. Un jour d’avril, elle eut une attaque cérébrale. On la porta sur son lit, ses enfants accoururent. Elle voulait parler mais aucun son ne sortait de ses lèvres. Elle s’agitait en semblant désigner quelque chose. Les enfants crurent comprendre qu’elle s’inquiétait pour son rhododendron.

- Mais ne t’inquiète pas ! Nous en prendrons soin de ton rhodo !....

Elle cherchait manifestement à dire quelque chose. Mais quoi ?....Les enfants étaient penchés au-dessus d’elle. Elle faisait de grands efforts pour parler, essayant de se soulever. Sa bouche se contracta et elle dit soudain : Louis…..rhodo…..Du moins, les enfants affirmèrent-ils l’avoir entendu dire ces mots.

Louis et rhodo !....Toujours cette hantise qu’ils ne s’occupent pas de son arbre favori ! Même sur son lit de mort !....Ah !...Elle exagérait quand même !....Quant à Louis, personne ne s’appelait ainsi à leur connaissance ! Leur père se prénommait Léon ! Le grand-père Victor !.....Serait-ce un cousin inconnu ?.....Comme elle était fort agitée, dans le but de la calmer, l’un d’eux dit :

- Oui…Louis….et ton rhodo…Compris…..On s’en occupera….

Elle sembla alors soulagée. Son visage se détendit, elle se laissa retomber sur le lit, ferma les yeux et mourut.

(à suivre)

 

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