Une histoire extraite de mon livre "L'Ecole de Monsieur Paul"...

 

 

Cette rentrée d'octobre 1952 s'était déroulée sous un soleil éclatant. Un à un, les internes regagnaient le lycée André Lemaître de Falaise, la mine basse, une mine de rentrée scolaire, la valise lourdement chargée, et grimpaient le raidillon qui les menait à la poterne....je veux dire à la porte d'entrée. Certains groupes, formés dès la descente du car, faisaient un détour par le bar des amis.

- « Nous avons bien le temps de nous enfermer là-dedans ! disaient-ils. Dédé attendra.

C'est ainsi qu'ils appelaient avec l’insolence de leur jeunesse leur lycée, auquel on avait donné le nom de ce peintre ancien instituteur de campagne qui se définissait comme "le peintre des mares" car elle étaient souvent présentes dans ses paysages normands.

Pour le moment, faute de mares, les flaques d’eau de la dernière averse présentaient sous leurs pas incertains autant de pièges diaboliques que les ténèbres qui commençaient à envahir la cour cachaient à leurs yeux. Les internes avaient pris possession du dortoir immense où les lits de fer s'alignaient en rangées impressionnantes. Les nouveaux semblaient pétrifiés dans cet univers glacial tandis que les anciens parlaient fort, sans doute pour cacher le cafard qui les prenait comme l'obscurité descendait.

- D'habitude, c'est ma mère qui fait mon lit ! lança un loustic. Il va falloir que je m'y mette si je veux dormir !

- Oui, répondit un autre. Et....comme on fait son lit, on se couche !

- Alors, fais-le en portefeuille ! On ne sait jamais ! ......Tu trouveras peut-être un billet demain matin !....

Mais les plaisanteries sonnaient creux. Comme elle semblait loin la chaleur de la maison familiale !

La vue du nouveau maître d'internat n'avait pas été très réjouissante : un grand gaillard vêtu de sombre, au visage glabre, taillé à coups de serpe, où des lèvres minces dessinaient un rictus inquiétant et peu encourageant. Non vraiment, il n'y avait pas de quoi être rassuré ! Ils se souvenaient encore de la gentillesse de son prédécesseur, certainement trop bienveillant, et qui avait dû céder sa place à ce cerbère. Allons, on verrait bien !

Le soir, seul, blotti dans son petit lit, il n'était plus besoin de braver pour retenir quelques larmes, tandis que le surveillant allait et venait entre les rangées, certainement pour bien marquer son territoire. Il occupait une alcôve située dans un recoin du dortoir dont elle était séparée par un grand drap blanc doublé d'un tissu noir afin qu'on ne le voie pas en ombre chinoise lorsqu'il se coucherait. Mais cette installation s'avèrera peu efficace.

Allez, dormez bien ! Vous ne savez pas encore que vous vivez les plus belles années de votre vie, celles dont on se souvient beaucoup plus tard en disant : "Ah ! ... C'était le bon temps !"……

Tous les matins à six heures, la sonnerie stridente d’un réveil retentissait derrière le rideau, telle la diane dans le matin clair d’une caserne. C’était l’heure du réveil pour le surveillant. Mais ce vacarme éclatant brutalement dans le silence de la nuit réveillait aussi la chambrée. Très vite il signifia : encore trois quarts d'heure au lit ! L'hiver, ce répit sera apprécié à sa juste valeur. Trois grands quarts d'heure dans la chaleur du lit, alors que dehors, il gèle ! Pas à l'extérieur. Non : en dehors du lit ! Ces grands dortoirs pouvant contenir environ cent cinquante potaches, peut-être plus, n'avaient aucun moyen de chauffage.

Ils n'étaient chauffés que par la chaleur humaine, celle justement qui faisait le plus cruellement défaut dans ce genre d'établissement à cette époque ! Mais nos grands garçons, élèves de Seconde, de Première, de Philo et de Mathélème, s'endurciront au fil des jours, des mois, des années.

Les jours suivants leur permirent de mieux faire connaissance avec leur gardien. On leur affirma qu'il venait d'un autre lycée, afin justement de les dresser. C'est toujours bon à savoir ! Pour le moment, les deux combattants s'observaient.

A ma droite, les élèves, calmes, dociles, mais aux aguets. A ma gauche, le pion, tel Raminagrobis le bon apôtre, les yeux mi-clos, l'air benoît, prêt à jeter sa patte sur l'un ou l'autre à la moindre occasion. Le match pouvait commencer !

L'Etat-Major des élèves se réunit discrètement un soir dans un coin de la cour au moment de la récréation. Il fallait "tester" la capacité de résistance de "l'ennemi" !

- J'ai une idée ! fit l'un des combattants. Faites-moi confiance ! Je garantis le succès du test !

La soirée se déroula comme toutes les autres. Vers 9 heures, après une heure d'étude, le groupe monta se coucher. Le dortoir se trouvait au-dessus des classes, au deuxième étage d'un bâtiment qui en comportait quatre. Chacun se glissa entre les draps, le pion éteignit la lumière, ne laissant que les veilleuses permettant à ceux qui se levaient la nuit pour des besoins naturels de ne pas réveiller tout le monde en heurtant lits et armoires. C'est tout juste si un clairon ne sonnait pas l'extinction des feux.

Derrière son rideau, se croyant bien à l'abri des regards indiscrets, notre homme avait allumé sa lampe. Son lit se trouvait tout contre le drap de séparation, afin de pouvoir surveiller plus facilement son terrain d’action : il lui suffisait d’écarter légèrement ce rideau pour l’apercevoir. Mais placé entre la lampe et le drap, il se profilait plus nettement sur cet écran improvisé lorsqu'il s'en approchait. On pouvait ainsi voir son ombre gigantesque grimper sur son lit, puis se réduire progressivement quand il se glissait sous les couvertures. Au bout d'une demi-heure, il éteignit.

Une heure plus tard, quelques ronflements sonores indiquèrent que certains dormaient déjà. Pas tous. Soudain, dans ce silence nocturne fait des mille frémissements d'un dortoir assoupi, des bruits bizarres se firent entendre.

Ce fut d'abord le coup sec d'un objet tombant sur le parquet et rebondissant plusieurs fois avant de rouler. D'autres chocs semblables suivirent, martelant le sol comme des roulements de tambour. Enfin, on crut entendre le crépitement saccadé d'une mitrailleuse. Une main criminelle avait jeté des dizaines de billes qui cavalcadaient bruyamment sur le plancher. Elles heurtaient les pieds métalliques des lits et rejaillissaient plus loin. On aurait cru que les escadrons de la Garde républicaine à cheval traversaient le dortoir.

Le surveillant, qui pensait jouir d'un sommeil bien mérité, sortit précipitamment de son antre et alluma l'électricité. Tous les élèves, réveillés par le vacarme, se dressèrent sur leur lit afin de mieux voir, plissant les yeux sous l'aveuglante et soudaine clarté.

- Que se passe-t-il ? fit-il en s'avançant.

Mais une boule voyageuse, malencontreusement placée sous ses pas, l'entraîna sur un pied vers l'avant, tel un patineur lors d'une figure acrobatique. On pensa qu'il allait tenter un saut périlleux, un triple axel par exemple, mais au dernier moment, il put se retenir aux montants d'un lit, ce qui lui évita l'affront d'une chute.

- Des billes.....dit-il, faisant rouler dans sa main celle qu'il venait de ramasser. Et pouvez-vous me dire qui est l'auteur d'une telle gaminerie ? Qu'il lève la main !

Les élèves se regardèrent avec étonnement. La plupart n'en savaient rien. Le coupable ne broncha pas.

- Bon. Messieurs, vous allez vous habiller et passer à l'étude ! Nous verrons bien.

Les "Messieurs" s'habillèrent en ronchonnant. Dix minutes plus tard, ils étaient à l'étude où ils s'assirent, bras croisés.

- Alors ?

Personne ne répondit.

- Bien. Nous ne sommes pas pressés. Nous avons toute la nuit !

Une heure plus tard, le groupe des conjurés, se doutant de l'identité du coupable, redoutant une nuit blanche, lui fit passer un mot sur lequel était écrit : " Ça va pour cette fois. Dénonce-toi !" Il se leva donc et dit simplement :

- C'est moi !

- Ah ! C'est donc vous.....Bien. Rappelez-moi déjà votre nom ? Je ne les ai pas encore tous en mémoire.

Que se passa-t-il dans la tête de notre lascar ? Sans doute se dit-il qu'il serait puni de toutes façons. Son nom figurerait le premier sur le martyrologe de cette année scolaire. Alors, il voulut ajouter le panache et sortir la tête haute. Il répondit superbement :

- André Lemaître !

- Ah ! répondit notre homme, tandis que la classe était secouée d'un rire de soulagement, Monsieur est un humoriste ! Bien. Pas besoin de nom, je vous ai photographié ! Allez vous recoucher, nous aviserons demain !

Le lendemain, le proviseur, informé des événements de la soirée, fit venir l'intéressé dans son bureau, en présence du surveillant. Il tempêta contre l'auteur de cette partie de billes, le privant de sortie pendant un mois et lui donnant à réaliser dans les trois jours la carte géographique de tous les pays d'Europe. Il menaça également de le renvoyer à la prochaine occasion.

Le priver de sortie.....C'était déjà le cas, comme celui de tous ses camarades ! S'il devait manquer les promenades en rangs par deux le dimanche, il n'en était pas fâché ! Pour les cartes, il prenait cela comme un excellent exercice ! Quant à recommencer…..Ce serait le tour des autres ! Allons, il ne s'en sortait pas trop mal !

C'est alors que le surveillant, qui n'avait encore rien dit, intervint.

- Monsieur le proviseur, permettez-moi, pour cette première fois, de vous demander de lever la punition de cet enfant.......

"L'enfant" le regarda avec effarement.

- Nous sommes en début d'année, il faut montrer quelque indulgence envers ce qui n'est qu'une gaminerie ! Ce jeune homme s'ennuyait certainement ! Ce sera mon cadeau de bienvenue !

L'ex-enfant devenu jeune homme en si peu de temps ne comprenait plus rien. Le directeur, surpris par cette requête, ne voulant pas désavouer son subordonné, grommela :

- Si vous y tenez !......Dans ce cas, l'affaire est close. Mais ne revenez plus me déranger pour des gamineries !……Je vous en tiendrais alors pour responsable !

(Ce n'est pas terminé... à suivre donc pour la fin de l'histoire...)

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