LE GRAND JOUR

 

 

 

Nous étions en décembre. Cette année 1856 allait-elle s'achever sans que l'oiseau de bois puisse déployer ses ailes et emporter son constructeur ? Le Bris se trouvait à Douarnenez lors d'une de ses escales habituelles. Le samedi, un beau soleil de décembre laissa présager une belle journée pour le lendemain : du soleil mais aussi une belle brise. Rendez-vous fut pris pour le dimanche matin avec deux amis, préposés des douanes, Charles Martin et Guillaume Le Coz.

Nos trois compagnons ne furent pas longs à couvrir les quelques kilomètres les séparant de Tréfenteg, excités par l'enjeu de la partie qui allait se jouer. Le fermier les attendait, le cheval attelé à la charrette, impatient lui aussi.

- Le soleil d'Austerlitz s'est levé pour saluer notre entreprise ! lança Le Bris d'une voix joyeuse. Au travail !

-  Tu es bien optimiste !....... fit Le Coz.

- Si l'on ne croit pas à ce qu'on fait, autant rester tranquille ! répondit Le Bris d'une voix assurée. Et puis, lorsqu'un travail est commencé, il faut le finir !

Avec précaution, les quatre hommes portèrent sur la charrette l'aéroplane (qui ne s'appelait pas encore ainsi...)  posé sur son ber.

- Charles et Guillaume, fit Jean-Marie du ton d'un général commandant ses troupes pour la bataille, placez-vous à l'extrémité de chaque aile afin d'écarter les ajoncs qui pourraient déchirer la voilure au cours du trajet. Un engin de cette largeur n'a encore jamais emprunté le chemin ! Allez mon brave, fit-il au fermier, on y va, mais doucement !

- Tu as de la chance que ce ne soit pas un chemin creux ! ajouta Charles.

- Crois bien que j'y ai pensé, mon ami ! répondit Jean-Marie.

Le fermier claqua la langue. D'un coup de rein, le cheval démarra. Qui aurait dit, en voyant cet attelage bizarre, que la conquête du ciel était en marche ?

Arrivée sur la plage de Sainte-Anne-la-Palud, la charrette se plaça face au vent. Jean-Marie grimpa dans ce qui ne s'appelait pas encore une carlingue et donna ses dernières instructions à ses amis.

- Vous maintiendrez l'extrémité des ailes aussi longtemps que vous le pourrez. Je sais, je vous fais courir........ mais il ne faudrait pas que les secousses occasionnées par la course fassent tomber l'appareil !

- N'aie crainte ! ....... Nous ..... Tu réussiras !

- Allez, au galop !

Le fermier claqua son fouet, le cheval s'élança, au trot, puis au galop. Les deux amis couraient de plus en plus vite, et au bout d'un moment, lâchèrent prise.

Debout dans son oiseau, Le Bris, parfaitement maître de lui, les mains sur les leviers, maintenait la toile de la voilure en position relâchée pour ne pas freiner la course du char. A quoi pensait-il en cet instant crucial ? Avait-il seulement le temps de penser ? L'heure était à l'action, et c'est dans l'action qu'il se sentait le mieux.

Le charretier claquait son fouet, le cheval donnait le maximum de sa puissance. Il sentit sous ses mains les deux tiges se raidir. Le moment était venu de tendre la toile. Il tira sur les leviers. Le grand oiseau vibra, prêt à s'élancer dans l'azur. Mais il ne décollait pas. L'allure ne faiblissait pas malgré la fatigue ressentie par le cheval car les ailes commençaient à s'asseoir sur l'air, comme il disait, et le poids de l'ensemble avait diminué. L'appareil ne décollait toujours pas, bien que Le Bris tirât de toutes ses forces sur les leviers. Que se passait-il donc ?

Un clou dépassait et avait bloqué la corde, l'empêchant de se dérouler comme prévu. La plage de Sainte-Anne est grande, mais le cheval n'allait pas pouvoir galoper longtemps à cette allure. L'expérience allait-elle échouer à cause d'un clou ?

Soudain, le ber cassa. Libéré de cette entrave, l'appareil bondit en avant. Enfin, il volait ! La corde, en se détendant soudain enveloppa le charretier comme l'aurait fait un lasso. Il se trouva donc emporté dans les airs accroché à l'aéroplane, tandis que l'attelage continuait sa course.

Le Bris, rayonnant, sentait avec délice le vent lui fouetter le visage. Il manœuvrait à une altitude qui fut évaluée à une centaine de mètres, faisant jouer les manettes afin de vérifier leur fiabilité. Il avait réussi !

Quelques mètres au-dessous de lui, ficelé à la corde, le fermier n'éprouvait pas les mêmes sensations de bonheur....... Il se débattait comme un gros hanneton au bout d'un fil et poussait des cris emportés par le vent. Le nom de ce premier passager aérien clandestin reste inconnu à ce jour. Dommage ! ..... Sans doute se serait-il passé de cet honneur !

Sur la plage, les deux amis couraient toujours, non pour essayer de suivre les évolutions de l'appareil, mais pour tenter de prévenir l'aviateur qui ne s'était aperçu de rien. Leurs cris, s'ajoutant à ceux du malheureux voyageur acrobate finirent par alerter Le Bris qui d'un coup d'œil derrière lui comprit ce que la situation avait de dramatique. Il vira et par le jeu de ses leviers, descendit doucement vers le sol dans un vol plané impeccable, ramenant sur terre sa proie involontaire, heureuse de se retrouver sur le plancher des vaches. Puis, il posa son grand planeur qui glissa en crissant sur le sable fin de la plage, et s'arrêta en tournant sur lui-même lorsque la pointe d'une aile toucha le sol. Il sauta prestement sur le sol et se précipita vers l'infortuné fermier, assis sur le sable, se demandant encore ce qui lui était arrivé.

- Alors, mon ami, on a voulu également goûter aux joies de la navigation aérienne ? Vous auriez dû me prévenir afin que je vous fasse une petite place à côté de moi !

- Ah ! Monsieur Le Bris, c'est vous ? Mais ..... cet incident était-il prévu dans votre expérience ? Je suis moulu !

Ses deux amis arrivèrent, tout essoufflés, satisfaits de l'épilogue heureux.

- On peut dire que tu nous as fait peur !

- Plaignez plutôt mon passager malgré lui ! Mais soyons sérieux. J'ai réussi à m'élever du sol et à voler. J'avais donc raison. A part cet ..... incident mineur, continua-t-il (tandis que le fermier hochait la tête en murmurant : mineur..... mineur ..... j'aurais bien voulu vous y voir ! ......) enfin, cet incident imprévu qui a certainement abrégé la durée du vol, je considère que l'expérience est concluante. Je vais réparer les quelques dégâts, mineurs ceux-là, fit-il en fixant le fermier qui se frictionnait les reins, et apporter à mon appareil les modifications que j'estime indispensables afin de recommencer, cette fois-ci seul ........

En réalité, nous savons maintenant que cet incident a peut-être contribué au succès de l'expérience. Selon les connaissances actuelles sur le centrage des avions, l'appareil de Le Bris était assez instable. Il est plus que probable que ce passager encombrant ait eu une influence essentielle sur la répartition des poids.

Toujours est-il que le résultat était là. Contrairement à ses prédécesseurs qui partaient d'un point élevé et se laissaient glisser en vol plané jusqu'au sol, Le Bris était bien le premier homme à s'élever au-dessus du sol et à maintenir son vol.

Cet événement majeur pour l'histoire de l'aviation n'était pas passé totalement inaperçu. On imagine que certaines personnes avaient eu vent de la tentative de Le Bris. Elles s'étaient installées sur l'île Tristan, face à Douarnenez, d'où elles pouvaient voir la plage de Sainte-Anne située à six kilomètres devant elles. La notoriété de ces témoins les rend dignes de foi : M. Mouffet, commissaire de Marine, administrateur de l'Inscription Maritime, M. Kerbriand, vérificateur des Domaines, Me Le Clech, notaire et M. Béléguic, juge de paix. Ils purent en certifier la réalité.

Satisfait de son expérience, Le Bris ramena l'appareil dans son hangar où il pensait lui apporter les changements utiles. Revenu à Douarnenez, la population, qui l'avait pris pour un original, le reçut en héros.

Le Bris savait que d'autres que lui travaillaient sur la même idée. Nous avons cité Mouillard. Par prudence, il décida de prendre un brevet d'invention "sans garantie du gouvernement", le 9 mars 1857. Le "Ministre Secrétaire d'Etat au Département de l'Agriculture, du Commerce, des Travaux Publics" accordait au "Sieur Le Bris (Jean), à Douarnenez (Finistère)", un "brevet d'invention de quinze années qui commenceront à courir le 9 mars 1857, pour une voiture aérienne." Suivait un dessin à l'échelle, de la main de Le Bris, représentant l'appareil en trois vues : d'en haut, de face, de côté. On pouvait lire ( on peut toujours si l'on se rend aux Archives de la propriété industrielle, à Paris) :

" Plan de description d'une barque ailée, à l'aide de laquelle on pourra se conduire dans les aires." (sic)

Les lignes qui suivaient posaient clairement tout le problème du vol à voile, que Le Bris avait parfaitement compris.

(à suivre)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Retour à l'accueil