A tous ceux qui connaissent ou ne connaissent pas la théorie des quanta...

 

Je m'étais éclipsé "à l'anglaise", comme disent les Français. C'est inouï, pensais-je en descendant les escaliers, certains ne veulent pas admettre l'opinion des autres et sont réfractaires à toute forme d'humour. Il faut dire qu'en la circonstance, il s'agissait d'un humour grinçant, voire agressif. On aurait voulu régler des comptes que je n'en serais pas surpris.

C'était vrai, et pourtant cette soirée chez le Président Lepetit-Poussais, président à mortier du Parlement de La Membrolle sur Longuenée avait commencé sous les meilleurs auspices. Malheureusement, la discussion avait dégénéré, ce qui avait provoqué mon départ, et l'on pouvait craindre qu'elle ne se terminât dans les meilleurs hospices tant les insultes et horions volaient bas juste avant que je ne quittasse la pièce. Mais j'aurais dû penser que la président à mortier avait la tête près du bonnet.

Il était féru de mathématiques et de sciences. Ses parents ayant contrarié cette vocation en l'obligeant à entrer dans la magistrature, il faisait de cet amour des mathématiques plus qu’un violon d'Ingres, disons une contrebasse d’Ingres…….Il ne ratait aucune occasion d'exposer son érudition à la face des notabilités qui avaient la chance, ou la malchance d'être ses hôtes. C'est la raison pour laquelle il donnait souvent des dîners, où n'étaient invitées que des personnalités. Etant le maître de maison, personne n'osait le contredire trop ouvertement. Il prenait la direction de la conversation au début du repas et la gardait jusqu'à la fin. Malgré cet inconvénient rédhibitoire, les convives ne boudaient pas les dîners de Monsieur le Président à mortier car la cuisine était exquise.

Ce soir-là, il s'était lancé dans une tirade d'une rare intensité. Il était question de physique quantique, de mécanique quantique, sujet passionnant s'il en est. Les invités écoutaient poliment (comment faire autrement ?) en dégustant le vol-au-vent financière.

Me tournant vers mon voisin de droite, je lui murmurai :

- « Il est disert !

- Déjà ? répondit-il tout haut en regardant sa montre. Il va falloir que j'y aille.

- Non, je ne vous donne pas l'heure. Je vous dis qu'il est disert, répliquai-je dans un souffle en désignant le président qui continuait ses explications à l'assemblée.

- Ah ? Lui aussi a rendez-vous à dix heures ?

- Asseyez-vous donc, fis-je sèchement, il va perdre le fil.

- Le fil ? Quel fil ? répondit-il stupidement.

D'où sortait donc cet olibrius ? Par quel miracle avait-il été invité au dîner de Monsieur le Président ? Il ne pouvait y avoir qu'une explication : ce devait être un camarade de régiment.

Mais le président n'entendait que le son de sa voix et se gargarisait manifestement avec le mot "quantique" qu'il s'appliquait à prononcer "couantique" d'un air supérieur. Il en avait plein la bouche et remuait légèrement la tête pour déguster toutes les lettres de ce mot délectable. Un léger agacement commençait à se manifester dans l'assistance. Le ferraillement des fourchettes s’était tu, les assiettes étaient vides.

Le Vice-Consul du Patatragua murmura à l'oreille de son voisin :

- Je préfère le Cantique des Cantiques ! en imitant la voix du président.

Celui-ci, qui avait l'ouïe fine, l'entendit. Il s'arrêta net et fusillant l'intrus du regard :

- La théorie des quanta ne vous intéresse donc pas ? C'est pourtant la base de la physique moderne. Monsieur n'aime pas Planck ?

Le Vice-Consul devait être très agacé. Pourtant un diplomate doit toujours rester maître de lui. Sans doute assistait-il souvent à de tels dîners. La coupe devait être pleine. Il répondit suavement :

- Je conçois que vous aimiez Planck...Ce mot doit éveiller chez vous des sonorités familières. Quant à moi……

- Que voulez-vous dire par là ? fit le président surpris et vaguement inquiet.

- Je veux dire, continua le Vice-Consul de la même voix douce, que les quanta ne me passionnent pas particulièrement. Mais pour vous, je comprends que le nom de Planck doit vous rappeler de vieux souvenirs. Cela dit, vous ne l'écriviez vraisemblablement pas ainsi à l'époque !

Le président avait pâli. Chacun savait en effet que durant la dernière guerre, le président, jeune sous-lieutenant, avait fait jouer ses relations pour être nommé responsable d'un magasin d'habillement, loin du front, loin du danger. Là, hors d'atteinte des balles, à l'exception de celles de tennis ou de ping-pong, il coulait des jours heureux, rentrant souvent chez lui afin de faire admirer son galon doré qui doubla rapidement, par le miracle du piston, puis tripla, et la fin de la guerre vit le capitaine Lepetit-Poussais rentrer au bercail, resplendissant de santé, ce qui était loin d'être le cas de ceux qui avaient la chance de revenir. Il arborait de plus la médaille des blessés car il s’était foulé le poignet au tennis.

C'est peu de temps après qu'on commença à jaser sur la façon dont il avait passé les mois d'épreuves, et qu'on associa son magasin d'habillement à une planque. On l'appela un temps "le planqué", les années passèrent, il gravit les échelons de la magistrature, on semblait avoir oublié "le planqué".

Pas tout le monde apparemment ! Le Vice-Consul réveillait là une plaie mal refermée. Le président avait-il éprouvé quelque remords ? On peut en douter. Il pensait avoir agi au mieux de ses intérêts, comme d'habitude. Pourquoi l'en blâmerait-on ? Les autres auraient bien pu en faire autant s'ils trouvaient cette situation si enviable ! Sa position était maintenant bien assise, il faisait partie des notables. Mais le rappel de cette maladresse d'un jeune sous-lieutenant à un respectable et moins jeune président à mortier lui fit perdre toute contenance. Suffoquant d'indignation et rouge de colère, il éructa :

- Monsieur, je ne vous permets pas....

Il ne trouvait plus ses mots, il bafouillait, lui qui laissait tomber son érudition en ondée bienfaisante il n’y avait pas deux minutes. Il est vrai que le sujet lui était moins familier.

- Je ne vous permets pas de mettre en doute l'honneur d'un homme !

- Comment mettre en doute quelque chose dont on n'est pas tout à fait sûr de l'existence !…..laissa tomber le Vice-Consul d'une voix glaciale. »

Des cris de fureur lui répondirent. L'assistance s'était partagée en deux clans dressés l'un contre l'autre. En voulant lever le bras afin de réclamer un peu plus de dignité, le comte Ladessu donna involontairement un coup de coude dans la mâchoire du général sud-américain Ramasstonbazar. Ce dernier cria à l'agression et tomba sur le comte à coups de poings, imité par d'autres invités qui se jetèrent sur leurs voisins qui à coups de canne, qui à coups de parapluie.

Le président trépignait de rage. Il écumait, bredouillant des mots sans suite parmi lesquels des oreilles averties affirmèrent plus tard avoir reconnu "Planck" ou "planque", et surtout "couantique". Le bel ordonnancement du repas était bouleversé. Les chaises gisaient entre des serviettes froissées, des couverts en argent, la rosette d'officier des Palmes Académiques que l'inspecteur d'Académie avait dû perdre dans la lutte, trois chaussures, un porte-cigarette en ivoire et une dent en or.

Des insultes fusaient, qui auraient eu leur place dans un corps de garde. On ne savait plus qui était pour qui, on se tapait dessus au jugé, pour entretenir l'ambiance.

Le président, assis dans un fauteuil, le col de la chemise défait, semblait défaillir. On lui apporta un verre d'eau.

La mêlée était confuse, c'est le moment que je choisis pour me retirer en passant par l'escalier de service afin qu'on ne me vît point.

Le lendemain, la première page de "L'Echo de la Membrolle", barrée de noir, annonçait le décès du président Lepetit-Poussais, héros de la guerre, victime d'une crise cardiaque lors d'un repas entre amis à son domicile.

 

Allez, à plus

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