Je lisais récemment le livre de Jean Failler "Boucaille sur Douarnenez". Etant originaire de ce grand port breton, j'ai savouré chaque page et ai retrouvé les sensations du jeune que j'étais alors... Je vous parle d'une époque que les moins de vingt ans le peuvent pas connaître... puisque nous étions dans les années 1950...

Et je me suis souvenu que j'avais écrit un livre racontant la vie de ma famille à Douarnenez : "Un soldat de l'ombre".  Dans ce livre, je raconte une histoire... mais le mieux est de vous la livrer et vous pourrez la déguster.  J’ai cru utile de mettre la traduction. Il n’y aura sans doute pas que des Douarnenistes à lire ce texte…

Voici donc "les surprises des Gras..."

 

 

Celui qui n’a pas vu les Gras à Douarnenez, n’a rien vu… Encore faut-il souligner qu’avant la guerre, c’était peut-être plus enfiévré…

A cette époque bénie où l’on avait encore le goût de la victoire et pas encore celui de la déconfiture (le goût des confitures aurait été bien meilleur…), on profitait de toutes les occasions pour s’amuser en chantant joyeusement «  Dans la vie faut pas s’en faire  !…  » (On aura bien le temps de s’en faire après…)

La libération ayant ramené la joie de vivre et une certaine forme d’insouciance, on recommença à fêter les Gras.

Douarnenez, «  vieille ville bretonne  », comme aurait dit Victor Hugo s’il y était né, s’enflammait à cette occasion. Le mardi gras, tout le monde ou presque se déguisait mais la fête durait plusieurs jours. Certains se contentaient d’un loup. Les rues, notamment la rue Duguay-Trouin, communément appelée la rue neuve, voyait passer des hordes de gens habillés en mardi-gras, en Pierrot, en Arlequin, même en termagi (mal habillés)… Ils allaient, bras dessus, bras dessous, occupant la totalité de la rue, chantant des rengaines dont le célèbre «  Ah  ! Voilà le krorrenn’ réor oh  ! oh  !….  ».

D’autres chantaient plus modestement  : «  Oh léo, oh, oh, léo léo, oh oh  !….etc…  » sur un air que je ne puis vous restituer ici…

Ou encore, un autre gai refrain, aussi connu, s’adressant aux étrangers qui venaient tenter leur chance, comme les ambassadeurs du commerce (les représentants de commerce). Ces opportunistes en profitaient pour débarquer en ces jours de liesse, pensant faire de bonnes affaires, ou trouver l’âme sœur…

 

«  Ah  ! Oui mais y a des filles à Douarnenez

Y a pas moyen, y a pas moyen

D’y mettre la main,

N’euz ket’ moyenn….  »

 

La décence m’oblige à arrêter là…..

Mais… les voitures, direz-vous  ? Il était préférable qu’elles restassent au garage ces jours-là… Comment auraient-elles pu se faufiler entre ces groupes de fêtards  ?

A cette époque, les Douarnenistes avaient l’habitude, même en temps normal, de marcher au milieu de la rue. Il est vrai que les voitures étaient encore rares… N’y est-on pas plus à l’aise que sur des trottoirs étroits et encombrés (de crottes de chiens principalement….)  ? Aussi, lorsqu’une voiture perdue voulait passer et faisait entendre un klaxon enrhumé, il n’était pas rare d’entendre ceux qui devaient se déranger s’exclamer  :

-  «  Taleurre on sera obligé de marcher sur les trottoirs avec ceux-là  ! Sinon, on va être tué avec eux  !  »

Donc, le mardi gras, vers 5 heures du soir, les marins en goguette, les écoliers sortis tout droit de Saint-Blaise, des Saints Anges, ou de l’école de la rue Victor Hugo, les ouvrières des usines Chancerelle, Paulet ou Béziers (j’en passe et des meilleurs…) ou même de la Métallurgique, bref, tout Douarnenez faisait travalja (la fête). Tous ceux qui étaient capables de marcher, sortaient dans les rues dans une joyeuse pagaille, dans un flot ininterrompu qui commençait à la Croix et allait jusqu’au pont. Je rappelle  : tous déguisés plus ou moins bien...

Le Champ de Bataille constituait le centre névralgique, celui vers lequel convergeaient les groupes parfois avinés… Le spectacle était dans la rue, mais tout le monde était acteur, ou spectateur.

L’hôtel de l’Europe attirait les danseurs au rythme d’un orchestre (un vrai, pas des disques  !). Et ça chantait, et ça dansait, et ça remuait…

Le soir, un bal masqué se tenait à l’hôtel de France rue Jean Jaurès. Les couples se déguisaient, chacun de son côté. Pas question que le mari connaisse le déguisement de sa femme, et réciproquement… Vous comprendrez pourquoi tout à l’heure… à moins que vous n’ayez déjà compris. En cachette de leurs parents, les jeunes en faisaient parfois autant, ainsi que les voyageurs de commerce cités plus haut.

Et tous, autochtones et étrangers, se retrouvaient dans la salle de bal, méconnaissables, ignorant qui était qui… Parfois, des femmes se déguisaient en hommes, et des hommes en femmes, ce qui donnait, si j’ose dire, du piment à l’affaire…

A partir de ce moment, la chasse était ouverte… Tout était permis… je veux dire que n’importe qui pouvait essayer de séduire n’importe qui. Les séducteurs entraient alors en action. La danse favorise les rapprochements, n’est-ce pas  ? Les tangos (les plus prisés  !) s’enchaînaient aux rumbas, boléros ou one-steps… Il fallait bien sûr contrefaire sa voix si l’on ne voulait pas être reconnu.

Bref, les couples se formaient au petit bonheur la chance… Tout se passait dans l’ambiance feutrée et obscure de la salle. Et puis, à la fin du bal, certains ou certaines emmenaient leur nouvelle conquête dans un endroit plus discret…

Quelques jours plus tard, les commères se racontaient leur soirée, avec de grands éclats de rire. Écoutons-les…

-  «  Alors, Marie-Jeanne, ça a été avec vous  ? Vous avez eu du plaisir  ?

-  Ben… oui  ! J’ai eu plein de puje… ( de plaisir) Mais il m’est arrivé une drôle d’histoire  !

-  Oh  ! Racontez donc pour voir  !

-  J’avais laissé ma fille à la maison.

-  Laquelle  ? Celle qui a des pikou pan-nèzes founuss sur la figure avec elle  ? (plein de taches de rousseur)

-  Non dame  ! Elle est trop marmousse pour cela  ! (trop petite) L’aînée.

-  Elle était malade  ?

-  Elle avait la grippe. Elle est au lit depuis une semaine avec le docteur Leroy.

(traduction  : le docteur lui a prescrit une semaine de repos au lit… )

Mon mari était parti un peu avant. Mais dame, je n’ai pas su comment il était déguisé  ! Moi je suis allé un peu plus tard chez Jean Le Goff (à l’hôtel de France). J’ai de suite été invitée par un cavalier… Et alors, nous avons dansé pas mal ensemble… Il était bliou (agile) et dansait bien, vat’… Presque aussi bien que mon mari  ! C’est pas peu dire… Mais comme il avait aussi déguisé sa voix, j’avais beau essayer de le reconnaître, rien à faire  !

-  Et alors  ?

-  Il en avait du startijenn (de l’ardeur)  ! Il m’a strillée (secouée) toute la nuit. Un vrai tarassar  ! ((quelqu’un qui aime caresser les filles). Et moi, je me laissais faire. J’étais venue pour ça, non  ? Entre les danses il n’arrêtait pas de lonker des verres (boire). Je voyais bien qu’il était ludik (littéralement, en chaleur).

-  Méchanss parment (vraisemblablement) qu’il voulait plus  ?

-  Je lui ai dit  : Vous faites que me flarotter (passer la main là où la décence l’interdit…). Et après  ? Votre tête, elle est pas avec vous  ?… (vous ne pensez donc à rien  ? )

-  Ça c’est bien envoyé  ! Et alors  ?

-  Après, on a été parti à l’Europe (l’hôtel de l’Europe) Et là, dans la chambre, on a pris un ragoût muzellou (on peut traduire cela par «  une fricassée de museau  »...) Et puis, il a bien fallu enlever son masque. Et vous savez pas qui c’était  ?

-  Non  !

-  Mon mari  ! Et dire que je l’avais pas reconnu  ! Lui non plus d’ailleurs, sinon…

-  Et qu’est-ce que vous avez fait  ?

-  On est rentré à la maison… pas la peine de rester là comme deux pokaise nono  ! (un peu bêtes…)

-  Chéyéyeille  ! Jamais autant ici alors  !

-  Mais y a mieux… ou pire  ! Pensez donc  ! Vous connaissez Eugénie  ? Eh bien  ! Elle aussi a fini à l’Europe avec son soupirant. Avant l’action, elle lui a demandé son prénom. Il a répondu qu’il commençait pas un R. Elle a cherché  : «  René  ?…Robert  ?…Y en n’a pas beaucoup d’autres  », qu’elle a dit… Il a répondu  : «  Mais si voyons… Ernest  ! Même que ma mère a brodé un R sur tous mes mouchoirs  !  » Alors, elle a pâli sous son déguisement. Elle a enlevé le masque du gars et le sien  : elle était toute goaskée… (la gorge serrée)… C’était son fils  ! O Mâh  ! qu’elle a fait…

-  Ma Doué  !

-  Et lui, skodaigué qu’il a été, vous pensez  ! (stupéfait). Au bout d’un moment, il a dit  : «  Je me disais aussi que je connaissais cette bague  !  » Vous vous rappelez de la bague d’Eugénie, que son mari lui a offerte pour ses 20 ans de mariage… Celle qui a plein de petits satyres autour… (saphirs).

-  Ils ont dû être ravagés avec ça…

-  La mère, elle a dit son péguémenn à son fils (dire son fait) qui pleurnichait. «  Tu as voulu jouer au jeune homme… Et puis, arrête de pignouzer, (pleurer). Cela doit rester entre nous, s’pas  ? Mainant, tu vas stanker ton mell bég, j’espère  ! (maintenant, tu vas garder ça pour toi) Ton père ne saura rien  ! Tu n’y as pas intérêt  !  » Les jeunes mainant sont délurés  ! Vous savez pas ce qu’il a répondu, l’Ernest  ? Il a dit  : «  Toi non plus  ! Pour une fois, nos intérêts sont communs  !  »

-  Vous pensez  ! S’il savait, qu’est-ce qu’il passerait à la Génie  !

-  Oh  ! Son mari… J’ai appris que lui aussi avait fini aux Voyageurs (l’hôtel des Voyageurs) avec un autre masque. Quand ils l’ont enlevé… c’étaient deux hommes  !… Les surprises des Gras, quoi  ! Ils avaient dansé toute la soirée ensemble, sans s’apercevoir de rien. Aussi, il avait tout intérêt à stanker son bég, lui aussi… (se taire). Pas de quoi pavoiser…  »

Les Gras à Douarnenez réservent souvent des surprises. Tout y est possible  ! Même l’impossible  !

Allez, à plus !

 

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