Une autre histoire, toujours extraite du même livre, mais d'un  genre un peu diférent... Qu'on en juge...

 

-“ Mais enfin, on ne va pas continuer à se voir ainsi en cachette toute notre vie !

Elle avait lancé cette phrase d'une voix frémissante d'indignation contenue. Il la regarda d'un air inquiet, lançant des regards apeurés autour de lui en faisant "chut", le doigt sur la bouche. Il avait horreur de se faire remarquer. Mais en cette fin de matinée de juin, la saison estivale n'en était qu'à son début et la promenade du bord de mer était peu fréquentée. Ils étaient assis sur le muret qui dominait la plage de Langrune et auraient pu ressembler à tous les amoureux du monde s'il n'y avait eu ces grands gestes qui ponctuaient ses dires.

- D'ailleurs, continua-t-elle, as-tu parlé à ta femme ? Lui as-tu dit que nous voulions vivre ensemble ?

Il leva les yeux au ciel : parler à sa femme.....lui qui s’ingéniait justement à lui cacher cette liaison.

- Ma femme, ma femme, bougonna-t-il, on voit bien que tu ne la connais pas !

- Mais je ne demande qu'à la connaître, fit-elle les narines palpitantes. Je lui dirais.........

- Tu ne lui diras rien, coupa-t-il brusquement.

Son visage s'empourpra à cette idée saugrenue. Voilà qu'elle voulait parler à sa femme maintenant ! Décidément, elle prenait trop de hardiesse.

- Tu ne lui diras rien, parce que tu ne la rencontreras pas : cela ne servirait à rien. Je lui dirai, moi.

- Quand ? Voilà des années que tu me le promets !

- Laisse-moi le temps ! Tu es toujours trop pressée. Tu me vois lui annoncer tout de go : voilà, ma chérie, il faut que je te dise que j'ai une maîtresse......

- Pourquoi pas ?

Elle trouvait la chose tout à fait normale !

- Sois raisonnable, voyons !

- Mais je ne fais que cela, être raisonnable, depuis bientôt dix ans ! Penses-tu que c'est une vie pour moi ? Dix ans que tu jures à chaque 1er janvier que c'est pour l'année qui commence, dix ans que je te crois, et dix ans que j'attends. Eh bien mon petit ami, j’ai assez attendu !

Elle ne l’avais encore jamais appelé “ mon petit ami ”…..Cette appellation nouvelle l’inquiéta. Il fallait désamorcer la bombe qui allait bientôt éclater.

- Mais voyons, ne te fâche pas. Tu sais bien que je n'aime que toi !

- Eh bien !……Prouve-le !

- Mais ma femme……C’est quand même ma femme !…..

- Ah oui ?…..Et moi, que suis-je pour toi ?…….Un agréable passe temps ?……

- Agréable bougonna-t-il entre ses dents…..Puis se reprenant : Mais toi seule comptes pour moi !

- On ne le dirait pas ! Je préfèrerais que tu m'aimes moins et que tu agisses plus.

- Mais que veux-tu que je fasse de plus ? Je ne te donne pas assez d’argent ?……C’est cela ?……Tu voudrais peut-être…….trois cents francs ?……A moins que tu veuilles devenir ma femme……pour que je te préfère ma maîtresse !……

- Mon Dieu !…..Que les hommes sont mufles !……

- Comment ? Je viens passer une journée tous les mois avec toi, ma femme croit que je vais rendre visite à mon oncle Alfred qui est malade. Le pauvre, il est mort voici trois ans, dans la plus grande discrétion fort heureusement. Nous pouvons ainsi continuer à nous voir......

- Et cela te suffit sans doute ? Se voir tous les mois seulement, dans des endroits différents pour ne pas éveiller les soupçons..…..alors que je voudrais qu’elle en ait, des soupçons ! Aujourd'hui, nous voilà au bord de la mer. Le mois prochain, ce sera sans doute à la montagne !

- Tu exagères ! Tu sais bien que la montagne est trop loin.

- Oui, tu te contentes de me mener en bateau, fit-elle en admirant un voilier qui passait toutes voiles dehors.

Il crut discerner dans sa voix une certaine lassitude. Comme d'habitude à ce moment de la discussion, elle allait fondre en larmes et lui dire : c'est parce que je tiens à toi que je suis si exigeante. Pardonne ma nervosité mais j'aimerais tant t'avoir à moi toute seule. Il lui sècherait ses larmes en répondant avec aplomb : mais moi aussi..... Ils pousseraient un gros soupir. L'algarade serait terminée et ils iraient déjeuner ensemble : un petit tête à tête en amoureux. Elle le regarderait manger avec attendrissement tandis qu'il engloutirait les plats avec voracité : les émotions, ça creuse !

Mais cette fois, elle le regardait bien en face, les yeux brillants. Point de larmes à l'horizon !

- Puisque c'est ainsi, continua-t-elle d'une voix doucereuse, puisque tu ne veux pas franchir le pas, je le ferai, moi !

Il s'imaginait déjà devant une assiette de fruits de mer, un verre de muscadet à la main. De surprise, il faillit tomber du muret dans les vagues qui léchaient le mur en contrebas.

- Que feras-tu ? Fit-il en se rassoyant, redoutant le pire.

- J'irai m'installer chez toi. Je dirai tout à ta femme. Tu seras bien obligé de choisir ! Puisque tu n’aimes que moi, le choix ne sera pas trop difficile !…….

Choisir....Voilà justement ce qu'il ne voulait pas faire depuis dix ans. Il aimait bien ces petites escapades mensuelles et aérées qui le changeaient de l'atmosphère confinée de son appartement. Mais il n'avait jamais, mais jamais eu l'intention de rompre avec sa femme qui tenait la maison à merveille. Il avait rencontré Huguette, qui le regardait maintenant d’un œil froid, voici dix ans à une fête foraine. Il lui avait offert un sucre d'orge et une partie de chevaux de bois. Il ne pensait plus la revoir, mais les hommes sont faibles : il avait accepté une fois de la rencontrer à nouveau, et cela durait depuis dix ans. Elle l'amusait par son esprit primesautier et ses réparties drôles. Qu'avait-il bien pu lui raconter, depuis tout ce temps, pour la faire patienter ? Ce que tous les hommes racontent en pareil cas. Des promesses.... Des mots......Il lui faisait un petit cadeau de temps en temps, assorti de quelques billets. Cela lui permettait de lui dire de temps en temps : "Tu sais, je t’entretiens !"……. Mais là, elle exagérait. Elle l'obligeait à choisir. Son choix était fait depuis longtemps, parce que pour lui il n'y avait rien à choisir. D'ailleurs, choisir.....entre la peste et le choléra.....

Pour le moment, la peste se dressait devant lui, vraie tigresse, toutes griffes dehors. Mais avec cet art qu'ont les femmes de souffler le chaud et le froid, la tigresse se transforma en chatte ronronnante. Elle savait qu'il ne faut pas heurter un homme de front. Après avoir montré ses griffes, elle faisait patte de velours. Elle s'approcha de lui en lui susurrant à l'oreille :

- Mon gros Loulou qui veut faire des misères à sa Guéguette.....

Il avait horreur d'être appelé "mon gros Loulou", comme il avait horreur de tous les diminutifs dont elle l'affublait. D'ailleurs, il ne se trouvait pas plus loulou…….que gros. Un peu enveloppé certes, mais à 45 ans, on n'a plus la sveltesse d'un jeunot de 20 ans ! Mais on a la maturité, l’expérience, mais aussi le cynisme, le machiavélisme…….

- Le gros Loulou a faim, rugit-il d'un air féroce. Il veut faire miam-miam ! Il est surtout fatigué....laissa-t-il tomber d'un air soudainement las.

C'est ce que disent habituellement les hommes en de telles circonstances : ils sont fatigués. Fatigués d'entendre leurs vérités. Ah ! pensa-t-il, elle commence à m'ennuyer avec ses histoires !

Ils se levèrent, et se dirigèrent vers le bar de la marine situé face à la plage de Langrune. Il mangea de fort bon appétit. Il avait oublié les remontrances et se vengeait sur la nourriture. Elle le regardait en souriant bizarrement. Elle m'admire, pensa-t-il. Comme elle tient à moi ! Il en était fier. Après le repas, ils firent un tour sur la promenade en se tenant par le bras. Ils ne disaient rien. Ils réfléchissaient.

- Tu n'as pas froid ? fit-il, prévenant. A la mer, il y a souvent du vent.

- Mais non, répondit-elle. Je suis bien.

Ouf ! Se dit-il. Quelle journée ! Cette fois-ci, j'ai eu chaud. Il la regarda avec un grand sourire.

- Veux-tu que nous rentrions ?

- Je veux bien. Mais tu vas rentrer seul, je me débrouillerai par mes propres moyens.

- Tu ne veux pas que je te conduise au car ?

Il lui aurait proposé la lune, tant son soulagement était grand.

- Non, non. Je préfère marcher un peu. Le vin a dû me monter à la tête !

Elle n'avait rien bu, c'est lui qui avait vidé la bouteille de muscadet.

- Comme tu voudras. Alors, au revoir, à dans un mois !

- C'est cela, dans un mois......

Il l'embrassa sur la joue, n'osant en faire plus.....Elle se laissa faire distraitement. Il monta dans sa voiture qui disparut au carrefour.

- Ah la la ! souffla-t-il bruyamment en tapotant nerveusement le volant. Cela devient une vraie corvée....Ce n'est même plus intéressant. Mais, ma parole, elle se prend pour ma femme ! Une, cela suffit ! Il va falloir que je la plaque ! La prochaine fois, je viendrai encore. Je lui annoncerai que ma femme a appris le décès de l'oncle Alfred, qu'elle a des doutes et qu'il vaut mieux ne plus nous revoir. Et voilà, terminé ! Adieu Huguette ! Après, on verra ! Tout cela m'épuise ! .....

Elle était restée sur le trottoir et regardait la voiture s'éloigner.

- Bon, fit-elle. J'ai compris. Il va falloir que je trouve un autre pigeon. Celui-ci est pressé jusqu'au trognon.

Elle rit à cette idée, s’imaginant le gros loulou sur un presse-citron !

- Je ne sais plus ce que je dis. C'est à s'y tromper ! La prochaine fois, je ferai encore plus fort : j'exigerai d'aller immédiatement chez lui. Il refusera bien sûr, je tempêterai…..et pour me calmer, il me proposera un peu plus que le salaire de misère mensuel……Cette fois, je refuserai avec hauteur, scandalisée par sa proposition, jusqu'à ce que la liasse soit suffisamment importante pour faire taire ma fierté ! Il aura trop peur que je mette les pieds dans le plat, il les alignera, ses billets !……J'en serai ainsi débarrassée. J'en ai assez de le voir se goinfrer devant moi comme un malpropre ! J’ai été assez patiente ! Trop peut-être……..Allez Huguette, on rentre ! ”

Le ciel s'était couvert. De gros nuages noirs arrivaient par l'ouest. La météo avait prédit des orages avant la fin de la journée. Un sourd grondement ponctué de quelques éclairs encore peu nombreux indiquait que pour une fois, elle ne s'était pas trompée.

 

A plus...

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