Voici la seule légende que j'ai écrite, parue dans "D'Armor et d'Argoat"...

 

 


 

 

Voilà trois jours que le vent ne soufflait plus. Pas la moindre bise, pas le plus léger zéphyr, rien. Les ailes du moulin restaient désespérément immobiles. Elles étaient pourtant bien déployées, largement ouvertes pour frémir au souffle le plus infime. Maître Jacques, le meunier du moulin de La Musardière, situé dans cette région de Normandie où les trois départements bas-normands se touchent, avait tendu toute la voilure sur les vergues croisées.

C’était un moulin à tour comme on en rencontrait fréquemment dans l’Ouest. Seule sa toiture conique supportant les ailes pivotait pour se mettre face au vent. Il l’avait tournée afin de présenter le moulin à une brise éventuelle. Mais de vent, il n’y en avait pas et le pauvre Jacques avait beau se cramponner à la tige qui permettait de bouger la toiture et courir d’un côté et de l’autre pour tourner et tourner encore, les grands bras du moulin se dressaient inertes, sans vie.

Pareil à un navire immobilisé dans une zone de calme plat, les voiles pendantes et comme inutiles, le vieux moulin semblait figé. Pourtant, il y avait du grain à moudre ! Jacques s’épuisait, pestant après Eole, le dieu des vents, qui aurait quand même pu faire un petit effort pour venir à son aide….

- « Si les ailes commencent à bouger un peu, je suis sûr que le reste suivra !....Allez, une bouffée…..un souffle, même léger, deux mètres par seconde….je m’en contenterai….

Mais rien ne bougeait. Pour entraîner la meule tournante qui roulait sur la gisante, il ne suffisait pas de deux, mais de cinq à huit mètres par seconde. Rien de tel ici et Jacques était fatigué. Sa femme et ses enfants regardaient, impuissants.

- Faudra quand même trouver un autre système qui ne soit pas tributaire du ciel ! s’écria-t-il avec colère.

Mais en ce début du XVIIè siècle, la vapeur comme source d’énergie restait à découvrir. Les moulins actionnés par la force du vent avaient encore de beaux jours devant eux, encore fallait-il qu’il y eût de quoi les faire tourner !.....

Découragé, il restait debout, les bras croisés, et continuait à maugréer.

- Pourquoi faut-il que je m’échine à essayer de présenter les ailes au vent, puisqu’il n’y en a pas ! Autant présenter un seau d’eau à un âne qui n’a plus soif !....

Le soleil baissait. Bientôt la nuit serait complète. Encore une journée de perdue.

- A quoi bon chercher un vent absent !....Autant chercher un écu dans une bourse vide !....bougonna-t-il.

C’était désespérant. Il n’avait jamais connu une telle situation en trente ans de métier. Son père si. Une fois. Il était alors tout gamin, mais s’en souvenait bien. Il y avait eu ainsi quatre jours sans le moindre souffle de vent. Quatre jours à se désespérer, comme lui aujourd’hui. Et puis tout d’un coup, une tempête énorme s’était levée et avait duré de longues journées. Sa fureur avait emporté dans une sarabande folle les ailes que son père avait laissées déployées. Il y avait eu de la casse…..

Il n’avait pas oublié. Il décida donc de réduire la toile en la repliant sur les vergues. Si par extraordinaire le vent se levait, aurait-il le temps de le faire avant qu’elles ne s’emballent ?....Avec les éléments, on ne sait jamais. La prudence est toujours la meilleure solution. Mais il ne voulait pas s’avouer vaincu. Dans un excès d’optimisme, il disposa ses ailes en position de croix grecque, ou de X, comme on veut. Cette position annonce un repos de courte durée, donc une reprise prochaine.

- On verra bien !.....fit-il en haussant les épaules et comme pour se justifier. Il faut savoir forcer la chance. Ne sourit-elle pas aux audacieux ?....

Puis il s’assit, le dos appuyé au moulin, et attendit, en scrutant le ciel. Mais au bout d’un moment, ses yeux se mirent à papilloter et ses paupières devinrent très lourdes. Il sombra dans le sommeil.

Soudain, il sentit confusément que quelque chose se passait. Il ouvrit les yeux et entendit des craquements caractéristiques. Un souffle léger lui caressa le front. Le vent !.....Le vent reprenait !.....Rapidement debout, il s’aperçut que les ailes commençaient à tourner, lentement d’abord, puis de plus en plus vite.

- Eh ben garçon !....fit-il, heureusement que j’ai réduit la toile. On dirait une bonne petite brise qui se prépare. Ce n’est plus le moment de dormir !....

Il grimpa à l’étage où s’effectuait le travail. Le mouvement avait déjà été transmis à l’axe sous lequel était fixée la meule tournante. Entraînée par un jeu d’engrenages, elle roulait sur la meule dormante en produisant des étincelles. Il fallait rapidement lui donner sa nourriture de grain car il n’était pas rare que les étincelles produites par le deux meules en silex n’enflamment la farine provoquant l’incendie du moulin. Le cas s’était produit.

La trémie avait été remplie de grain. Il suffisait d’ouvrir le goulot qui le laissait tomber dans la partie centrale de la meule tournante, puis entre les deux meules où il était broyé. La routine pour notre meunier….

La tempête devenait de plus en plus forte, les ailes tournaient de plus en plus vite. Attentif à tout, penché au-dessus des meules, un œil sur les ailes, le meunier s’activait dans un nuage de farine immaculée. Il avait appelé sa fille aînée à son aide. Elle était déjà experte dans le fonctionnement d’un moulin pour avoir vu faire son père. Il faudra lui trouver un honnête garçon pour prendre ma suite. Un meunier évidemment ! Mais il chassa cette idée : le moment n’était pas aux projets d’avenir.

Soudain, un éclair aveuglant sillonna le ciel d’un noir d’encre. Le moulin tout entier fut illuminé de milliers de petites flammèches, comme un immense arbre de Noël. Puis l’obscurité revint, percée seulement par la lueur blafarde des chandelles de suif. La meule tournait toujours régulièrement, la farine était évacuée sur les bords par l’effet de la force centrifuge. Tout allait bien. Maître Jacques se frotta les mains de satisfaction. Il allait pouvoir rattraper son retard.

Mais un détail accrocha son œil exercé. Il se trouvait environné dans un nuage non plus blanchâtre, mais d'un joli bleu azur. Il vérifia la farine qui sortait de la meule. Elle était bleue ! D'un, bleu intense, un magnifique bleu roi….Il se pinça……Non, il ne rêvait pas ! Son moulin produisait de la farine bleue !

Il regarda le grain dans la trémie. Il était d’un blond doré, comme d'habitude. Et la farine rejetée sur les bords était bleue ! Ça alors ! Lui-même était recouvert d’une fine poussière bleue.

- Ce doit être la lumière des chandelles qui déforme les couleurs et me donne cette impression bleutée….Car enfin, de la farine bleue, cela ne s'est jamais vu !....Demain au jour, ma farine sera bien blanche !....

Il continuait à s’occuper de son travail tout en parlant car la meule broyait régulièrement le grain qui tombait de la trémie. La tempête soufflait toujours et devant sa violence, il dut tourner la toiture pour la présenter un peu de biais. Cela suffisait. Car trop de vent n'est pas mieux que pas de vent du tout !....Il ne faut pas que la meule s'emballe…. Le risque d'incendie est toujours présent.

Le lendemain au jour, la farine n’avait pas changé de couleur. Il remplissait les grands sacs de belle farine bleu roi…..L'urgence du travail l'empêcha de se pencher sur ce problème curieux.

- Bah ! se dit-il, j'espère que le pain ne sera pas moins bon ! Mais que diront les fermiers lorsqu’ils en prendront livraison ?....

L'ouragan se déchaîna toute la nuit, ainsi que la journée suivante. Jacques était partout. Outre la surveillance du travail, il devait veiller à l'approvisionnement et monter les lourds sacs de blé par l'échelle étroite (une échelle de meunier, c'est tout dire….) et verser le grain dans la trémie. Il en profitait pour descendre les lourds sacs de farine afin de les ranger.

Peu à peu les sacs de blé entassés furent remplacés par des sacs de farine bien bleue. Sur une rasière de 80 kg, on retrouvait habituellement 51 kg de farine et 21 kg de son. Un peu plus de 60% de rendement. Mais ici, tout était converti en farine bleue. Pas la moindre trace de son…..Du 100%....Il n'allait pas se plaindre d’un tel rendement ! Par contre, la farine bleue l'ennuyait un peu….Il verrait cela plus tard, lorsque le vent serait calmé….

Le troisième jour, le vent soufflait toujours, moins fort mais suffisamment pour continuer à moudre. Il avait augmenté un peu la surface portante des ailes. De tous les coins de l’horizon, arrivaient des ânes portant des sacs de blé doré. Un tel vent était une aubaine et tous voulaient en profiter. Jacques avait dû demander l'aide d’un jeune fermier des environs. Et les ailes tournaient, et les sacs de grain gravissaient l'échelle, portés par les épaules vigoureuses du jeune fermier qui avait voulu décharger le meunier de cette tâche pénible, et la farine bleue voletait…..

Les fermiers repartaient avec des sacs de farine. Jacques avait bien été obligé d’expliquer sa couleur différente.

- Ne soyez pas surpris de trouver une farine bleue….C’est une nouvelle invention que j’ai mise au point !....Vous m’en direz des nouvelles !....

Là, il s'avançait un peu car il n'en savait rien. Mais il fallait bien rassurer ceux qui faisaient la moue devant cette couleur incongrue….

Au bout de cinq jours, le vent tomba. Tout avait été moulu et réduit en farine. Nos hommes étaient harassés, on le comprend. Mais c'était Eole qui commandait On aurait bien le temps de se reposer quand il ne soufflerait plus.

Ils n'avaient pas eu beaucoup de temps pour manger, juste de quoi ne pas tomber d'inanition.

- Je vous ai cuit de beaux pains avec la nouvelle farine, fit la meunière. Ils sont bizarres Venez les goûter !...

Ils découvrirent des pains à la croûte bleutée. Et lorsque le couteau s'enfonça et trancha de larges tartines, on découvrit une mie d'un beau bleu intense….De plus ces pains étaient délicieux, tout bonnement délicieux ! La croûte était finement croustillante. La mie bien aérée, d'un moelleux délicat, d'un goût exquis, fondait dans la bouche.

Des pains bleus au goût de brioches. Mais avec de la farine bleue, fallait-il s'attendre à obtenir des pains verts ?....

Le lendemain, des quantités d'ânes arrivèrent chargés de sacs de blé.

- Nous t'apportons tout le grain que nous avons trouvé dans le pays alentour afin que tu nous fasses de la bonne farine bleue. Le pain confectionné avec cette farine est un vrai délice »

A cette époque, les fermiers faisaient eux-mêmes le pain dont ils avaient besoin.

La réputation de Jacques se répandit dans tout le pays. Il engagea définitivement le jeune fermier qui l'avait aidé durant la tempête.

A partir de ce jour, le vent souffla tous les jours suffisamment pour faire tourner régulièrement les ailes. Il tombait un peu en fin de journée, mais c'était pour permettre au moulin de se reposer et mieux reprendre le lendemain. Les grandes ailes blanches semblaient alors prendre le large pour un voyage immobile. Le blé affluait de partout. On aurait dit que le pays tout entier s'était donné le mot pour venir moudre son grain dans le moulin de Maître Jacques. Les sacs de farine bleue repartaient dans une joyeuse animation.

Un beau jour d'été, le jeune fermier épousa la fille de Jacques. Sa succession était assurée. Le jour du mariage, tout le village se donna rendez-vous au moulin dont les ailes mises en position d'aile venante indiquaient un événement heureux. On dansa et chanta beaucoup.

La vie continua, les sacs de blés se transformaient en sacs de farine bleue, qui se transformaient à leur tour en sacs d'écus Le moulin tournait tous les jours à plein rendement car il y avait toujours une bonne brise.

Les années ont passé, le temps a fui inexorablement. Les jours ont succédé aux nuits, les nuits aux jours. Les jeunes ont remplacé le meunier, puis leurs enfants, et leurs petits-enfants, de générations en générations. Et toujours le vent qui entraînait les ailes, et toujours la belle et bonne farine bleue qui voletait dans tout le moulin, et toujours les beaux pains bleus qui faisaient le régal de tous.

Voilà la légende des pains bleus. Où se cache ce moulin merveilleux ?.. Quelque part dans un pays magique accessible à ceux qui ont gardé une âme d'enfant : le pays des Merveilles, le pays des contes…..

 

(A suivre...)

 

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