Voici une histoire que vous pouvez lire dans mon livre "Anjou, les histoires extraordinaires de mon grand-père"

Les deux frères Hallebaud étaient nés dans les vignobles du Layon où leurs parents étaient vignerons. A la mort de leurs parents, l'aîné, Pierre, que tous appelaient Pelaud, avait repris la succession de l'exploitation, qu'il dirigeait de main de maître, ayant été à bonne école sous la direction de son père, un maître vigneron, réputé dans tout le Layon. Son frère cadet, Auguste, que tous appelaient Dudu, était parti travailler à Nantes, où il exerçait le métier d'employé du gaz. C'est lui qui venait relever les compteurs chez les clients. Cela l'occupait grandement, et il était satisfait de son travail ; mais l'air pur de la campagne angevine lui manquait.

Comme il n'était pas très loin, il n'aurait raté pour rien au monde la séance de dégustation qui suivait les vendanges. Bien que le cadet eût quitté les vignobles, il avait la réputation d'avoir un nez, et surtout un palais, dignes de son frère et des meilleurs œnologues. C'est pourquoi l'aîné ne voulait personne d'autre que son cadet pour cette séance d'appréciation de la nouvelle récolte. Elle était considérée comme l'examen de passage du vin qui avait été mis en barriques. Passage dans les bouteilles, puis chez les commerçants et ensuite sur les tables des particuliers. La qualité d'un vin déterminait son prix, c'est dire si la chose était d'importance.

Il prenait donc le train à Nantes et son frère venait le chercher à la gare d'Angers. Comme d'habitude dans ces cas, il était curieux de tester les qualités gustatives du vin. On commençait par un bon repas pris en famille, sans abuser du divin breuvage car il fallait réserver pour la suite un palais, non pas vierge... mais capable de goûter et d'apprécier.

Puis les deux frères se dirigeaient vers la cave où s'alignaient dans un ordre parfait, presque militaire, des rangées impressionnantes de tonneaux. Le travail des deux frères consistait à classer chaque fût d'après la qualité de son contenu.

Travail d'initiés, de spécialistes, de fines bouches ou plutôt de fins gosiers, bref, un art qui n'était pas à la portée du premier venu !

Pour bien comparer chaque fût, il faut évidemment goûter, déguster, revenir parfois en arrière en cas de doute, car les nuances entre chaque tonneau sont si subtiles qu'elles demandent un second... voire un troisième passage dans le gosier... Lorsque le contenu d'une barrique est bien déterminé, une inscription à la craie sur le fût indique son classement et sa catégorie.

Bien entendu, il ne s'agit pas de s'enfiler des grands verres ! Une toute petite chinchée de chaque fût suffit à de tels spécialistes. Habituellement, après avoir goûté le vin, on le recrache dans un récipient idoine car il faut garder la tête froide. Mais quand il est bon, et c'est le cas ici, on éprouve quelques scrupules à ne pas sentir cet élixir glisser doucement dans le gosier... Ce serait un péché de perdre une si bonne marchandise. Alors, on l'avale avec beaucoup de plaisir à petites gorgées, on le sirote, on le déguste... Et cette opération se renouvelle des fois et des fois pendant l'après-midi. A force d'avaler de petites chinchées, ça en fait des verres !... Ils ont peut-être l'habitude, mais ils sentent une douce euphorie s'emparer d'eux.

Au bout de quelques heures, le classement est enfin terminé, les meilleures barriques sont bien notées. Alors, pour se récompenser d'avoir si bien travaillé, nos deux frères reviennent vers ces barriques prestigieuses afin de faire une ultime vérification... et cette fois ils y vont à pleins verres, car il ne s'agit plus de tester, mais d'apprécier...

Tout d'un coup, Dudu sort sa montre de son gousset et dit :

-Sapristi ! Le temps passe vite ici ! Pelaud, i va êt' temps que tu m' reconduises à la gare si je n' veux pas rater mon train !

-Eh ben ! Allons-y ! J' t' emmène ! Suis-moi !

Les deux frères sortent de la cave, et au grand jour on peut admirer leur air réjoui, leur trogne enluminée. Ils en ont bu autant qu'ils le pouvaient sans perdre l'équilibre, mais leur démarche est chaloupée, ébrieuse... Pelaud sort la voiture du garage. Au passage, il l' accroche un peu à la porte... mais elle sort quand même... Et les voilà embarqués.

-Faut pas lambiner, dit l'aîné, on a juste le temps pour le train !

Sur la route, la voiture fait quelques embardées, mais il n'y a personne en face, et c'est tant mieux. A cette époque, on pouvait prendre le volant dans ces conditions... car si le chauffeur avait dû souffler dans le ballon, il l'aurait vraisemblablement fait exploser !

Soudain, dans un virage plus prononcé, Pelaud manque son coup et en moins de temps qu'il faut pour l'écrire, la voiture se renverse dans le fossé et finit sa course sur le toit. Les deux frères se retrouvent cul par dessus tête, tout étourdis !

Reprenant ses esprits, Pelaud sort en rampant de la voiture et cherche son frère.

-Dudu ! Où c'est-ti que t'es coulé ? M'entends-tu ? Réponds-moi donc !

Mais, personne ne répond. Il remonte sur la route et regarde dans le fossé, puis dans les haies des deux côtés de la route : personne !

-Mon Dieu ! Éyou don qu'il est parti ?

Enfin, il trouve son frère encore abasourdi, se demandant ce qui lui arrivait. Il avait été éjecté de la voiture et avait atterri dans un roncier. Pelaud s'approche, se penche vers lui et dit :

-Dudu ! Dudu ! Réponds-moué ! Dudu, es-tu mort ?

Au bout de quelque secondes, Dudu il articula faiblement :

-Non !...

-Ah ! Merci mon Dieu ! J'avais grand peur que tu me dises oui !...

Allez, à plus...

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